
Les « civilisations », entendues comme « cultures humaines urbaines, très hiérarchiques, organisées grâce à une forme d’État, et dont l’alimentation dépend de l’agriculture » ont ceci en commun, selon l’auteur de cette tribune, de dévaster leurs territoires et de dissoudre les diversités culturelles. La nôtre, mondialisée, pousse à l’extrême cette double destruction.
J’imagine déjà les réactions d’incompréhension de beaucoup. La civilisation ? Poser problème ? Comment le « fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées » (définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales, un organe du CNRS) pourrait-il être un problème ?
Avez-vous remarqué le racisme et le suprémacisme qui caractérisent cette définition de la civilisation ? Ce qui est implicitement (et relativement explicitement) insinué, c’est que les peuples (que les civilisés qualifient de) « primitifs » sont en quelque sorte en retard, ou arriérés, « dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées » par rapport aux peuples civilisés.
Il va sans dire que les rédacteurs de dictionnaires sont des gens « civilisés », ce qui aide à comprendre pourquoi ils se définissent en des termes si élogieux. Derrick Jensen, militant écologiste et écrivain états-unien, le souligne de manière ironique : « Pouvez-vous imaginer des rédacteurs de dictionnaires se qualifier volontairement de membres d’une société humaine basse, non développée, ou arriérée ? »
Durant plus de 95 % de la durée d’existence de l’espèce humaine, ses membres ont vécu en petits groupes de chasseurs-cueilleurs (...)
Sans anéantir le paysage planétaire, sans le submerger de millions de tonnes de plastique et de produits chimiques cancérigènes, et sans saturer son atmosphère de gaz toxiques. Leur histoire (arrogamment qualifiée de préhistoire) n’était ni infectée, ni rythmée par la guerre [3] . Leur mode de vie ne requérait pas ce qui, d’après Lewis Mumford (historien et sociologue états-unien), caractérisera par la suite le fonctionnement de toutes les civilisations : « La centralisation du pouvoir politique, la séparation des classes, la division du travail (pour la vie), la mécanisation de la production, l’expansion du pouvoir militaire, l’exploitation économique des faibles, l’introduction universelle de l’esclavage et du travail imposés pour raisons industrielles et militaires. » [4]
Il y a quelques milliers d’années, en Mésopotamie, les premières villes se développèrent. Les forêts furent rasées, la terre surexploitée, et aujourd’hui, du « croissant fertile », il ne reste qu’un désert infertile. (...)
Ce que nous avons été pendant des centaines de milliers d’années, ce que nous sommes encore
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’effondrement de notre civilisation est une bonne chose. Du moins, c’est ainsi que le perçoivent ceux qui placent « le monde avant la vie, la vie avant l’homme » et « le respect des autres êtres avant l’amour-propre » (Lévi-Strauss). Notre civilisation est actuellement synonyme de sixième extinction de masse des espèces, et d’ethnocide vis-à-vis de la diversité culturelle humaine (ainsi que l’ONU le reconnaît, « les cultures autochtones d’aujourd’hui sont menacées d’extinction dans de nombreuses régions du monde »). Cet écocide et cet ethnocide ne sont pas des accidents de parcours, ils découlent du fonctionnement normal de la civilisation (les autres civilisations ne se comportèrent pas autrement).
La critique de la civilisation implique de remettre en question un large pan de ce que la plupart des gens comprennent de l’histoire de l’humanité, de l’idée de progrès, de la place de l’être humain sur Terre.
Elle nous rappelle ce que nous avons été pendant des centaines de milliers d’années, ce que nous sommes encore — derrière le conditionnement culturel massif qui nous est imposé dès l’enfance.
Elle nous offre une perspective de soutenabilité écologique réaliste, éprouvée et testée, et encore incarnée, aujourd’hui, par quelques peuples autochtones (...)