
Les sociétés humaines ont répondu de nombreuses manières à la mort, de l’embaumement égyptien au procédé nouveau d’humusation. Le rapport à la mort des sociétés occidentales évolue rapidement, notamment avec la conscience écologique, explique Tanguy Châtel.
Reporterre — D’où vient la volonté de conserver les corps après la mort ?
Tanguy Châtel — Les pratiques de conservation des corps sont très archaïques : on peut les faire remonter à la Haute Antiquité et à l’idée qu’il faut permettre au corps de faire son voyage dans l’au-delà, ainsi l’embaumement dans l’Égypte ancienne. Il y a toujours eu ce respect particulier lié au « corps de gloire », qui a perduré avec la religion chrétienne, car on a cru pendant longtemps que le corps devait être en bon état pour la résurrection. C’est la raison pour laquelle dans la chrétienté, il n’y avait pas d’autopsie, par exemple.
Dans les milieux d’origine protestante, en particulier chez les Anglo-Saxons, il y a moins de sacralité à l’égard de la mort. Si on prend soin du corps, dans le milieu protestant, ce n’est pas vraiment pour le défunt lui-même, mais plutôt pour les proches, avec une volonté de charité, de compassion à l’égard des vivants. Ce qui justifie les soins esthétiques particuliers, combinés avec un soin de conservation, à visée hygiénique.
La thanatopraxie serait donc une pratique destinée à rassurer les vivants ?
Oui. À partir des années 1970-1980 est apparu, notamment aux États-Unis, le désir « d’esthétiser » la mort, comme pour la rendre plus supportable. (...)
Comment peut-on interpréter cet attachement viscéral au corps ?
La conservation des corps après la mort fait écho au matérialisme des pays occidentaux et à un certain culte de la personne. Mais pas seulement : elle est symptomatique de sociétés qui ne consentent pas à perdre. C’est très différent dans d’autres cultures, au Tibet par exemple. Les corps sont donnés en pâture aux animaux, pour que le défunt ne « pollue » pas les vivants.
Cet attachement au corps a-t-il toujours été aussi important ?
Il a connu un creux au XVIIIe siècle, sous l’influence des philosophes des Lumières. C’est le siècle qui voit le recul de la religion et l’essor de la science. Le point culminant de ce phénomène sera au XIXe siècle, avec la médecine, l’astronomie, la physique : à ce moment-là, les visées spirituelles prennent moins d’importance que les visées temporelles et matérielles. Petit à petit, on va accorder plus d’importance au sort du corps, alors qu’avant, il n’y avait pas de soin de conservation particulier : on le mettait en terre et on oubliait vite. Peu à peu, on a cherché à donner une autre symbolique à la mort, qui ne passe pas par les canons de l’Église catholique. Le « corps de chair » remplace le « corps de gloire » : la chair n’est plus sacrée et la crémation se développe de plus en plus. [1], au même moment que les lois de séparation de l’Église et de l’État et la création de l’école laïque. La crémation était alors mise en avant par des gens qui refusaient catégoriquement la mainmise de l’Église catholique. C’était une marque de modernité athée. Mais cette pratique a finalement été reconnue par le Vatican en 1962, ce qui a entraîné une expansion de sa pratique.(...)
Le rapport entre l’humus (la terre) et le corps s’est perdu, et avec lui l’idée que la terre est une matière organique, qui fait vivre. La terre est de plus en plus vue comme sale, sombre, pleine de vers. Aujourd’hui, on préfère la lumière, on veut que ce soit rapide et flamboyant. Le feu est devenu un symbole spirituel. (...)
Si on fait le bilan carbone, la crémation est beaucoup moins écologique que l’inhumation. Les émissions polluantes sont cependant atténuées avec l’obligation progressive de l’installation de filtres dans les crématoriums. Pour l’inhumation, des études qui montrent que les corps mettent très longtemps à se décomposer, car ils sont bourrés de conservateurs alimentaires ou de substances injectées pendant la thanatopraxie. Le bilan écologique de l’inhumation n’est pas du tout évident à établir. D’autant plus que, pendant longtemps, les corps étaient enterrés en cercueil ou en pleine terre. Maintenant, les cercueils sont placés dans des cuves en béton. J’aurais tendance à dire qu’en matière de bilan carbone, la crémation est moins écologique que l’inhumation immédiatement, mais pas forcément dans la durée. L’entretien des tombes, les cuves en béton, les liquides issus de la thanatopraxie peuvent inverser la tendance à long terme. (...)
La peur de la mort est-elle un obstacle à une société plus écologique ?
La mort est la réflexion de fond de toutes les sociétés humaines : on donne de la valeur à la vie, car on sait qu’il y a la mort. Le monde contemporain a peur de la mort et la refuse. On retrouve ce refus dans le transhumanisme. L’homme augmenté, le transhumanisme, c’est un refus immature de la mortalité : l’homme pense pouvoir mettre à mort la mort. Aujourd’hui, on cherche la performance à tout prix, et on ne veut donc plus mourir. Pour moi il existe deux types de scientifiques : ceux qui ont une conscience de la mort et donc poussent à changer les comportements, et ceux qui pensent que le génie humain est si extraordinaire qu’il trouvera une solution à la mort. Et l’écologie naît d’une conscience de la mort : en maltraitant la planète, on se conduit à notre propre mort. (...)
Tout comme l’écologie prend une importance croissante dans les mentalités, la mort n’est pas un épisode coupé du reste de la vie. Donc, si dans la vie l’écologie prend de plus en plus de place, elle en prendra aussi dans la mort. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que les cimetières deviennent un peu plus paysagers, pour aporter du végétal, de la vie, de la beauté. (...)