
Tandis que les politiques ne cessent de promettre, en la recherchant dans l’avenir proche, une baisse du chômage afin de retrouver le plein emploi, Bernard Stiegler dénonce cette perverse illusion. C’est sur ce paradoxe flagrant et pourtant occulté dans les discours politiques, que le philosophe français débute le premier tome de son dernier ouvrage, explicitement intitulé La société automatique ; L’Avenir du travail. Car en effet, comment peut-on promettre le retour du plein emploi dans une société dont l’automatisation totalisante conduit inévitablement à la suppression d’un nombre conséquent d’emplois à l’avenir ? Reprenant la déclaration de Bill Gates à Washington le 13 mars 2014, Stiegler semble confirmer « qu’avec la software substitution, c’est-à-dire avec la généralisation des robots logiques et algorithmiques pilotant des robots physiques […], l’emploi allait drastiquement diminuer au cours des vingt prochaines années, au point de devenir une situation exceptionnelle » .
(...) Le lien qu’entretient le travail avec la technique est indissociable des différentes visions succinctement présentées ici, dans la mesure où le travail permet la création d’outils techniques dont l’utilisation peut soit permettre l’émancipation de l’homme, soit une aliénation toujours plus performante de ce dernier. Nous comprenons alors que plus le travail est développé et abouti, plus la technique est corrélativement développée et aboutie. Or aujourd’hui, dans les sociétés modernes complexes et hyperindustrialisées, le travail ne tend-il pas à être dépassé par la technique ? N’assistons-nous pas, comme semble le soutenir Bernard Stiegler, à une destruction du travail par la technique, une technique dont l’autonomisation et la performance n’ont cessé de s’accroître avec les débuts du mouvement de numérisation depuis une trentaine d’années ? Au fur et à mesure de l’évolution de ce lien entre travail et technique, un certain nombre de philosophes manifestèrent leurs appréhensions et de virulentes critiques à l’encontre d’une technique de plus en plus autonome, d’un lien qui tendait à se rompre. (...)
La néguentropie ou la sortie de l’Anthropocène
Stiegler considère l’objet technique et la technologie dans son ensemble comme un pharmakon. Ce terme issu du grec ancien désigne à la fois le « poison » et le « remède ». Ainsi devons-nous comprendre la technique comme produisant à la fois des objets techniques qui empoisonnent nos modes d’êtres, et d’autres objets qui sont autant de remèdes à cet empoisonnement. Stiegler s’inscrit de facto, en reprenant cette notion de pharmakon, dans une lignée de philosophes qui se refusent la faiblesse d’une vision soit technophile, soit technophobe. L’auteur pense ainsi que si la technique a ouvert l’ère de l’Anthropocène, marquée par une entropie néfaste, vouant la société à une automatisation totalisante, elle peut également permettre une sortie comme remède au poison qu’elle a secrétée.
Une transition est en effet possible et celle-ci passe par le rêve d’une désautomatisation ainsi qu’un renversement de l’entropie par une pratique et une politique du savoir. Par ailleurs, pour Stiegler chez qui l’histoire de l’Anthropocène est celle du capitalisme, cette transition doit aboutir à une sortie qu’il qualifie logiquement de « Néguanthropocène », et dont les fondements sont ceux d’une coupure du lien entre logiques capitalistes entropiques et développement numérique de la société, ce lien qui donne naissance aux sociétés automatiques gouvernées par les algorithmes et la calculabilité computationnelle. Ainsi l’auteur préconise-t-il deux phases principales pouvant amorcer cette transition vers le néguanthropocène : (...)
« Le capitalisme 24/7 est totalement computationnel, et c’est plus précisément un capitalisme conçu comme pouvoir de totalisation, c’est-à-dire : prétendant imposer par ses opérations une société automatique sans possibilités de désautomatisations, c’est-à-dire sans possibilités de théories – sans pensée, s’il est vrai que toute pensée est un pouvoir effectivement exercé de désautomatiser et, en cela, un pouvoir de rêver » .
Il y a de l’utopie dans les écrits du philosophe. Le rêve dessine souvent les rivages d’un monde meilleur pour l’homme. Mais il s’agit, chez l’auteur, d’un rêve éveillé à la manière de ceux décrits par le philosophe allemand Ernst Bloch . Un rêve diurne qui se distingue du rêve nocturne, et qui s’ancre dans une réalité certes contestée mais jamais oubliée ou niée.
Rester humain
(Ré)apprendre à utiliser le temps libéré par l’automatisation de nos sociétés : voilà l’un des enjeux majeurs auquel nous invite ici Bernard Stiegler. (...)
La technique n’est pas neutre. Elle participe à l’édification de l’environnement dans lequel l’homme évolue, s’évolue et se représente à lui-même. Or, c’est bien l’homme qui module son environnement par l’usage qu’il fait de la technique. Le problème n’est donc aucunement la technique en elle-même, mais bien le cadre sociétal dans lequel elle s’inscrit, et donc le nouveau projet néolibéral qui motive ses utilisations et ses fins, constituant ce « capitalisme 24/7 ».
Rester humain au cœur des sociétés automatiques, passerait par notre résistance à conserver notre faculté de rêver, et donc de penser, autrement, jusqu’à produire un autre savoir que celui dans lequel nous réduit le capitalisme 24/7 : l’avenir du savoir qui permettra de transformer le devenir en un véritable avenir pour l’homme et que Bernard Stiegler nous dévoilera dans le second tome de La société automatique.
« Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle,
la liberté de la propriété, la liberté de la pensée,
la liberté du travail. »
Jean Jaurès.