
Dans un ouvrage ambitieux et original, Ronald Dworkin cherche à établir un lien substantiel entre l’idée que l’univers est compréhensible et celle que sa beauté relève de l’inévitable. Pour le philosophe, les athées qui perçoivent ce lien peuvent être qualifiés de religieux. Cette remise en cause des catégories habituelles possède un incontestable caractère heuristique.
La thèse centrale est d’une grande simplicité : la religion est plus profonde que Dieu. Ce que Dworkin nomme religion doit être précisé, en particulier à l’intention des lecteurs pour lesquels le concept est inséparable de la pratique du culte. Rien de tel pour le philosophe américain qui l’analyse comme une vision du monde "aussi profonde que différenciée et complète" (p. 11). Celle-ci " soutient qu’une valeur inhérente et objective pénètre tout, que l’univers et ses créatures sont dignes d’admiration, que la vie humaine a un sens, et l’univers un ordre " (ibid.). Dans cette perspective, la croyance en Dieu est une possibilité mais non une nécessité. Dworkin considère que si les dieux sont attrayants, c’est essentiellement en raison de "leur capacité supposée à remplir le monde de valeurs et d’objectifs" (ibid.).
Aussi les croyants partagent-ils avec certains athées la croyance en la réalité indépendante de ces valeurs. C’est, d’après l’auteur, très précisément ce que pensait Einstein : "De savoir que ce qui nous est impénétrable existe réellement et se manifeste comme la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante […], un tel savoir, un tel sentiment sont au cœur de la véritable religiosité. En ce sens, quoiqu’en ce sens seulement, j’appartiens au nombre des hommes profondément religieux" . Faut-il aller au-delà de l’interprétation classique de la pensée du physicien, qui considère qu’Einstein exprime seulement la conviction que l’univers est gouverné par les lois de la physique fondamentale et qu’il est, dès lors, compréhensible ? Dworkin le pense. Pour lui, Einstein voulait dire également que la beauté ne fait pas partie de la nature. Elle est située au-delà, ce qui indique qu’elle ne peut être saisie par la seule compréhension des lois physiques : "La croyance d’Einstein était qu’il existe une valeur transcendante et objective qui imprègne l’univers, une valeur qui n’est ni un phénomène naturel ni une réaction subjective à des phénomènes naturels" (...)
"Ce qui rend vraies les vérités morales n’est pas à trouver dans l’autorité de Dieu le père et de Dieu le fils comme le postule la légende chrétienne, mais dans la structure de la réalité et dans la place des êtres humains à l’intérieur de celle-ci. Leur fondement est à trouver dans la constitution permanente de la réalité, dans la manière dont les parties se combinent pour former un tout, et donc dans la manière dont les personnes individuelles se combinent pour former des touts sociaux en accord avec les conditions universelles de cohésion et de stabilité". Autrement dit, "la meilleure manière dont les gens puissent vivre consiste à connaître les lois fondamentales de la nature" (p. 39).
Le beau et le vrai
Car, pour Dworkin, la connaissance de ces lois n’est pas séparable du sentiment de la beauté objective du monde. (...)
La quête d’une théorie unifiée, qui procède de la conviction que l’univers est compréhensible, entretient de profondes affinités avec l’idée de sa beauté transcendante. Et, pour Dworkin, cette recherche de "théories plus simples et de plus en plus globales ne peut s’expliquer comme la simple quête d’hypothèses plus fiables, s’approchant davantage de la vérité : elle doit être comprise au contraire comme une quête de la beauté" (p. 56-57). Ces physiciens relèvent donc de l’athéisme religieux.