
De nos jours, quand un chien mord un enfant, son maître est considéré comme responsable pénalement. Il peut donc se retrouver au tribunal. Au Moyen Âge, c’est l’animal lui-même qui devait passer devant les juges.
En 1408, deux procès très particuliers se déroulent parallèlement dans le royaume de France et à ses marges. À Pont-de-l’Arche (duché de Normandie) et à Saint-Mihiel (duché de Bar), des porcs accusés d’avoir tué des enfants sont condamnés à la pendaison. Quelques années plus tôt, en 1386, à Falaise, une truie, elle aussi poursuivie pour infanticide, fut grimée en homme, jugée et exécutée devant les cochons de la région (1).
De tels procès semblent avoir eu lieu dans tout l’Occident chrétien depuis le milieu du XIIIe siècle jusqu’à l’époque moderne.
La majorité des cas connus datent du XVIe siècle, puis la pratique décline et se perd devant la pensée des Lumières, selon un rythme qui épouse l’avènement et le recul des procès en sorcellerie. Les exemples demeurent toutefois rares, ce qui a longtemps fait dire aux historiens que ces affaires n’étaient guère plus que les manifestations de la survie d’archaïsmes judiciaires. (...)
Plus étonnant, les procès des bêtes suivent le rituel judiciaire des procès des humains. Elles sont perçues comme des êtres conscients, mus par une volonté propre, responsables de leurs actes et capables de comprendre les sentences. Ainsi, une truie et ses six porcelets sont accusés du « meurtre et homicide » d’un enfant de 5 ans à Savigny, dans le duché de Bourgogne, en 1457. Des avocats défendent le propriétaire, mais pas les animaux eux-mêmes. Si l’homme n’est puni que d’une amende destinée à rembourser les frais de justice, la truie est considérée comme coupable et condamnée à la pendaison tandis que ses porcelets échappent à la mort, aucun témoignage ne permettant de les incriminer.
Au même titre que les êtres humains, les animaux sont souvent emprisonnés de façon préventive durant l’instruction de leur procès, et parfois placés sous bonne garde, probablement parce qu’ils peuvent se montrer particulièrement remuants et moins raisonnables que leurs homologues bipèdes. (...)
Les rongeurs incriminés devaient se présenter « en personne » devant le tribunal
Le bestiaire convoqué à la barre est relativement restreint. Le porc infanticide domine allègrement, suivi par les chats et les taureaux. Ces données reflètent la prédominance alors des cochons dans les campagnes et les villes, où des troupeaux vagabonds sont présents partout. Ils circulent librement dans les rues, sur les places et dans les cimetières, jouant souvent le rôle d’éboueurs. Ils inquiètent parfois les autorités municipales, qui craignent une pollution des points d’eau. (...)
À côté de ces procès jugés par les tribunaux civils, il existe une seconde forme de procès d’animaux, plus ancienne et plus durable : les actions intentées par les tribunaux ecclésiastiques, principalement chargés des affaires relevant de l’Église, contre les insectes et rongeurs néfastes aux cultures. Le premier cas attesté concerne des mulots et des chenilles à Laon en 1120, et on trouvera trace de ce type d’affaires jusqu’au XIXe siècle. (...)
Lorsqu’elles affrontent une nuisance qu’elles ne peuvent maîtriser, les communautés rurales font appel à l’intercession d’un tribunal ecclésiastique. Celui-ci envoie des émissaires sommer les insectes ou rongeurs incriminés de se présenter « en personne » devant le tribunal. Lors de l’audience, le juge ordonne à l’un de ceux-ci de se retirer, avec les siens, hors des champs menacés. Si les nuisibles s’exécutent, la communauté peut alors remercier Dieu avec des prières. Si le fléau persiste, c’est que Dieu cherche à punir le groupe pour ses péchés. Le tribunal requiert alors l’organisation d’une procession générale rassemblant les autorités laïques et religieuses, qui s’achève par un anathème contre les insectes ou rongeurs nuisibles. Les sauterelles menaçant les foins de la grande prairie de Tomblaine, à côté de Nancy, en ont fait l’expérience en 1719, tout comme les coléoptères des vignes du village d’Eulmont neuf ans plus tard. La rupture dans l’équilibre naturel voulu par Dieu justifie ces procès.
La plupart des animaux sauvages ne sont évoqués que dans les procès de sorcellerie. En général, Satan prend la forme (ou le contrôle) d’un loup, voire d’une meute, dans le but d’attaquer les troupeaux et les êtres humains isolés ou de dévorer les enfants. (...)
Pour comprendre cette pratique judiciaire, de nombreuses hypothèses ont été avancées : survivance de superstitions populaires ; volonté d’éliminer une menace qui pèse sur la société ; désir d’instaurer la peur chez les congénères de l’animal exécuté ; tentative d’inverser l’ordre de la nature et de la société, comme lors des charivaris et des carnavals...
Aucun texte de loi encadrant la possibilité d’intenter de tels procès n’a pour le moment été retrouvé. (...)
En suivant la pensée du philosophe René Girard, on peut distinguer ici le motif du bouc émissaire. Alors que les juges pourraient voir les crimes jugés comme le reflet d’une crise plus globale, ils cherchent dans le cas individuel l’origine et la cause de tout ce qui blesse le corps social (3). Selon l’historien Robert Muchembled, chaque procès contribue ainsi à enraciner plus profondément les croyances magiques et les superstitions en donnant davantage de puissance au surnaturel (4).
Ces procès répondent en tout cas aux préoccupations religieuses des sociétés préindustrielles. Ils manifestent une volonté de rétablir la hiérarchie instaurée par Dieu entre les hommes et les animaux. (...)
Forme d’adaptation et de résilience face aux risques d’une promiscuité permanente avec les animaux, les procès servent à rationaliser l’indicible et redonnent l’initiative à l’homme.