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la vie des idées
L’État paternaliste
#sciencesComportementales
Article mis en ligne le 29 novembre 2022
dernière modification le 28 novembre 2022

Les sciences comportementales ont révolutionné notre compréhension des choix et des actions des individus. Ces approches ouvrent de nouvelles politiques publiques – ce qui soulève d’importantes questions éthiques et politiques.

« Les individus répondent aux incitations ». Cette maxime, que tout étudiant en économie s’entend répéter, est encore aujourd’hui au fondement de la conception dominante des politiques publiques. La réalité est cependant plus compliquée. Les développements scientifiques des trois dernières décennies témoignent de progrès spectaculaires dans la compréhension des comportements humains. Les « sciences comportementales » désignent l’ensemble des recherches visant à identifier les mécanismes qui rendent comptent des choix faits par les individus, ainsi qu’à expliquer leur prévalence dans un contexte particulier. L’émergence de l’économie comportementale à la fin des années 1970 et sa place prépondérante dans la science économique contemporaine, sont symptomatiques de l’importance croissante des sciences comportementales. (...)

Mais l’économie est loin d’être la seule discipline à avoir participé à leur développement. La psychologie, les neurosciences, mais aussi la biologie ou l’anthropologie évolutionniste sont sollicitées dans cette nouvelle approche du comportement humain. Ce contexte est celui dans lequel s’inscrit Homo sapiens dans la cité. Co-écrit par une chercheuse en sciences cognitives et un économiste spécialiste de l’évaluation des politiques publiques, l’ouvrage propose au lecteur non-spécialiste une introduction approfondie aux résultats des sciences comportementales et à la manière dont elles peuvent être mobilisées pour la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Au-delà, l’ouvrage pose les jalons pour repenser totalement les politiques publiques à l’aune des sciences comportementales. (...)

Les comportements comme leviers de l’action publique

La question du « comment faire » est étroitement liée aux développements de l’économie comportementale, associés notamment aux travaux du psychologue Daniel Kahneman et de l’économiste Richard Thaler. Ces derniers servent de point de départ aux auteurs qui, dans le premier chapitre, reviennent sur un certain nombre de biais cognitifs qui affectent de manière significative les comportements individuels (biais d’ancrage, heuristique de disponibilité, …). Ils illustrent ensuite comment ces biais peuvent être utilisés dans le cadre de l’action publique, comme autant de leviers pour infléchir les comportements, sans pour autant recourir à la coercition ou à l’incitation monétaire. (...)

Les sciences comportementales, et ce que l’action publique peut faire (et ne pas faire)

L’ouvrage montre également que les sciences comportementales peuvent servir de guide à l’action publique en identifiant ses contraintes et les possibilités qui lui sont ouvertes. Parmi les contraintes, ce que l’on pourrait appeler le « sens de l’équité » des individus, lui aussi hérité de notre histoire évolutionnaire, figure en première ligne. Comme les auteurs l’affirment dans le chapitre 5, une politique publique entièrement tournée vers l’efficience ou la maximisation du bien-être collectif rencontrera une forte opposition si elle ne satisfait pas par ailleurs un critère d’équité. (...)

Les politiques de lutte contre la pauvreté sont un domaine où les apports des sciences comportementales sont particulièrement significatifs. Dans la lignée de recherches sociologiques récentes, les auteurs montrent que les préjugés selon lesquels la pauvreté serait le résultat de traits comportementaux distinctifs dans les populations concernées (forte préférence pour le présent, moindre disposition à l’effort) sont sans fondement scientifique. Bien au contraire, une perspective évolutionnaire et comportementale suggère que les comportements des ménages pauvres sont essentiellement le fruit d’une adaptation à un environnement qui demande, de la part des populations concernées, un effort cognitif constant et soutenu pour la prise en compte de considérations de court terme. Autrement dit, loin de combattre « l’irrationalité » supposée des populations pauvres, les sciences comportementales recommandent plutôt d’agir sur les facteurs environnementaux qui poussent les individus pauvres à se focaliser sur les choix urgents au détriment des investissements de long terme.

Enfin, les sciences comportementales confirment une intuition que nous sommes nombreux à partager : les acteurs privés ont depuis longtemps développé des stratégies pour exploiter à leur avantage les traits comportementaux des individus. (...)

Éthique et économie politique des sciences comportementales

L’ouvrage peut se lire comme un plaidoyer pour une utilisation plus approfondie et systématique des sciences comportementales dans les politiques publiques. Plus généralement, les auteurs se font les porteurs d’une approche des politiques publiques mieux ancrée dans la science et plus sensible aux preuves empiriques et expérimentales, que ce soit au niveau de leur conception ou de leur évaluation. Les nombreuses références à la méthodologie des expériences aléatoires contrôlées notamment popularisée par Esther Duflo

vont clairement dans ce sens.

L’injonction à élargir le recours aux sciences comportementales pose néanmoins des questions éthiques et politiques. Comme les auteurs le notent et discutent brièvement (p. 59-66), ce que l’on peut appeler les « politiques publiques comportementales » fait planer le spectre d’un paternalisme d’un type particulièrement pernicieux, car exploitant, au moins dans certains cas, des ressorts psychologiques dont les individus n’ont pas conscience. (...)

En tout état de cause, le fait qu’une politique soit paternaliste ne la disqualifie pas automatiquement, en particulier quand elle poursuit des finalités largement partagées dans la société.

Bien que l’ouvrage n’aborde pas explicitement ce point, la systématisation de l’usage des sciences comportementales dans la gouvernance de la société interpelle plus globalement concernant les implications quant à la nature politique des démocraties libérales. Notamment, ce qui est vrai pour le comportement du consommateur est également vrai pour le comportement du citoyen électeur. Sans surprise, des travaux suggèrent que les mêmes biais président à la détermination des préférences et des choix politiques des citoyens. Cela ouvre la voie à l’idée d’un « paternalisme politique » que la seule invocation d’un principe démocratique ne peut suffire à réfuter.

La systématisation de l’usage des sciences comportementales peut aussi aller de pair avec un renforcement de la dimension technocratique des démocraties occidentales, avec plus particulièrement le risque que la mise en œuvre, mais aussi les finalités des politiques publiques échappent au contrôle démocratique. C’est la raison pour laquelle, indépendamment de la position que chacun peut avoir vis-à-vis de ces considérations, il est essentiel d’informer le plus largement possible les citoyens de l’existence et du rôle que jouent les sciences comportementales dans nos sociétés. L’ouvrage de C. Chevallier et M. Perona est de ce point de vue une importante contribution au débat démocratique. (...)

Coralie Chevallier et Mathieu Perona, Homo sapiens dans la cité. Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine, Odile Jacob, 2022, 288 p., 22 €.