
Quelques rayons de soleil viennent caresser le marbre à travers les branches des cyprès agitées par la brise. Les fleurs fraîches, le silence des tombes, la douceur de l’été indien… la paix serait parfaite, ce 1er octobre 2020, dans le cimetière de Guadalajara, non loin de Madrid, s’il n’y avait pas eu ce bourdonnement de moteur, quelque part entre ses murs.
Quelques rayons de soleil viennent caresser le marbre à travers les branches des cyprès agitées par la brise. Les fleurs fraîches, le silence des tombes, la douceur de l’été indien… la paix serait parfaite, ce 1er octobre 2020, dans le cimetière de Guadalajara, non loin de Madrid, s’il n’y avait pas eu ce bourdonnement de moteur, quelque part entre ses murs.
Au bout d’une allée rectiligne, un tractopelle plonge son bras mécanique dans un grand trou rectangulaire pour en extraire une copieuse pelletée de terre. L’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) vient de lancer l’exhumation de la fosse commune numéro 3, où vingt-et-une victimes de la répression franquiste ont été jetées après avoir été fusillées, il y a quatre-vingt ans.
« Ce travail aurait dû être fait depuis très longtemps », regrette Emilio Silva Barrera, président et fondateur de l’ARMH. Cela fait vingt ans que l’association s’évertue à lever le tabou qui pèse sur l’histoire du franquisme et de ses crimes. Mais depuis le retour à la démocratie, ceux qui dirigent l’Espagne freinent des quatre fers. La loi et les institutions font obstacle à l’ouverture d’un examen en bonne et due forme de ce chapitre de l’histoire du pays. (...)
Un projet de loi sur la « mémoire démocratique » a été présenté au Parlement, le 15 septembre dernier, pour mettre fin à cette anomalie. Mais il y a urgence. Victimes et témoins s’éteignent un à un. Les jeunes connaissent mal ce passé. Le négationnisme s’engouffre dans la faille pour semer la confusion et saper les bases de la démocratie. (...)
En 2008, la plateforme de victimes de disparitions forcées du franquisme avait présenté une liste alignant plus de 143.000 noms à un juge qui l’avait demandée. Entre 2000 et 2019, 740 fosses ont été ouvertes et à peine plus de 9.000 squelettes sortis de terre, selon un rapport de la direction générale de la mémoire historique, une agence ministérielle créée en 2018.
« La majorité des membres de cette génération qui a vécu la guerre civile et la dictature sont morts sans avoir eu le droit à la reconnaissance ou à des réparations », constate Sergio Gálvez Biesca, docteur en histoire moderne et ancien coordinateur du groupe de recherche sur la mémoire historique à l’université Complutense de Madrid. (...)
Le projet de loi sur la mémoire démocratique, qui doit être débattu et voté au Parlement dans les prochains mois, assure « le droit à la vérité pour les victimes » et affirme que « la recherche de personnes disparues durant la guerre civile et la dictature incombera à l’État », selon le ministère chargé de la Mémoire démocratique. Car, en Espagne, le « pacte de l’oubli » a imposé le silence sur les crimes du franquisme en s’appuyant sur l’État. (...)
Entre la fin de la guerre et 1946, au moins 50.000 personnes ont été exécutées par le régime, selon un ouvrage solidement documenté écrit sous la direction de l’historien Julián Casanova. Les choses se calment un peu par la suite, mais le régime tue jusqu’à la fin. Il n’y a qu’un parti, La Falange Española (la Phalange espagnole). La torture est une pratique habituelle. La justice est à la botte du pouvoir et les prisonniers politiques sont légion.
Franco meurt de vieillesse en 1975. (...)
Le même flou est entretenu dans l’éducation. « Les élèves espagnols connaissent mieux le nazisme que la répression franquiste », aime dire Enrique Javier Díez Gutiérrez. Professeur des métiers de l’enseignement à l’université de León, il est auteur d’une étude remarquée sur la façon dont les livres scolaires parlent de la dictature. « Il existe une tendance à minimiser, voire oublier la répression franquiste systématique et organisée légalement durant les quarantes années postérieures à la guerre », souligne le document. La spoliation de biens des victimes au profit de partisans de Franco, ou la participation d’une partie de la population civile à la répression, l’humiliation et l’exclusion des vaincus de la guerre sont « taboues ». Les livres parlent surtout de la guerre, mais assez peu de la dictature, et la responsabilité du conflit est présentée comme étant partagée de manière égale par les républicains et les franquistes.
De plus, « le sujet génère des tensions, beaucoup de professeurs profitent du fait que le programme soit trop chargé pour le relayer à la fin de l’année et ne pas vraiment l’aborder », fait remarquer Sergio Gálvez Biesca. (...)
Le souhait de retrouver les personnes disparues est pourtant aussi vieux que les disparitions. Une première vague d’exhumations avait été lancée par des familles de victimes, juste après la fin de la dictature. Mais le 23 février 1981, une tentative de coup d’État y met brutalement fin. Terrifiées par l’idée d’un retour à la dictature, les familles abandonnent leur quête et se terrent dans le silence par peur de la réaction de secteurs comme l’armée et la police, où les franquistes sont encore très nombreux, selon Sergio Gálvez Biesca. (...)
Quand l’exploration des charniers reprend, vingt ans plus tard, l’impact sur la société est énorme. « Ouvrir une fosse, c’est donner l’occasion à ces personnes assassinées de raconter leur histoire, assure Emilio Silva Barrera, le directeur de l’ARMH. Quand vous voyez un squelette avec l’orifice d’une balle dans le crâne, et qu’il a peut-être eu le bras cassé avant de mourir… c’est un miroir de ce qu’est ce pays. »
Cela rompt aussi le silence qui règne dans certaines familles. (...)