Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mouvements
L’Ephad et ses fantômes : l’expérience de MSF en France pendant la crise sanitaire. Entretien
Article mis en ligne le 26 avril 2021
dernière modification le 25 avril 2021

Au début du printemps 2020, l’organisation humanitaire Médecins Sans Frontières (MSF) a lancé une mission dans les Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) d’Ile-de-France, touchés de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Après avoir réfléchi à la mise en place de soins palliatifs de nuit, l’organisation s’est finalement orientée, suite à une phase exploratoire, vers un appui en journée à des Ehpad en difficulté. Puis à partir de l’été, une fois la crise terminée, les équipes de MSF ont proposé aux personnels des établissements un accompagnement en santé mentale. Retour le 28 septembre 2020 sur cette expérience avec quatre membres de la mission, Olivia Gayraud (coordinatrice projet), Jean-Hervé Bradol (médecin, membre du CRASH-Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs humanitaires attaché à MSF), Marie Thomas (psychologue) et Michaël Neuman (membre du CRASH)1.

Olivia Gayraud : Nous étions quelques-uns à avoir vite compris que dans les Ehpad se trouvait beaucoup des cas sévères, que de nombreux décès y survenaient et que ces établissements subissaient le virus mais contribuaient également à sa diffusion. Le Covid-19 partait des Ehpad pour aller sur les routes, dans les transports, les supermarchés… Nous voulions réaliser ce que nous avons l’habitude de faire en cas d’épidémie : nous concentrer sur les lieux les plus infectés. Cependant, MSF n’était pas du connu dans le secteur du grand âge. Nous sommes reconnus comme ayant une expertise en gestion d’épidémie mais la gériatrie n’est pas notre domaine. Nous avons donc commencé « petit » avec une cellule de crise mise en place spécifiquement pour la Covid-19 dans le Val de Marne et puis nous sommes intervenus dans les Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis et à Paris. Parallèlement, il y avait des fortes réticences en interne, certains considéraient que ce n’était pas le rôle de MSF d’intervenir dans un pays comme la France, que le gouvernement avait les moyens. L’image des Ehpad comme des entreprises privées qui pratiquent des tarifs exorbitants était aussi un frein. (...)

Jean-Hervé Bradol : Nous sommes dans une institution, MSF, qui au départ hésitait à s’intéresser à ce qui se passait en France. En mars, nos dirigeant·es disaient ouvertement : en France, il y a pléthore de moyens ; si jamais nos collègues français font appel à nous, nous répondrons présents mais nous n’aurons pas une attitude active pour voir s’il y a des problèmes.

Le déclencheur a été l’expérience de Claire Rieux, une médecin hématologue du centre hospitalier universitaire Henri Mondor (Créteil), qui est également très engagée à MSF. Les dirigeant·es de cet hôpital universitaire ont vite repéré qu’elle avait développé avec MSF une expérience en médecine d’urgence et de catastrophe. Ils l’ont invitée à la cellule de crise du CHU où elle a donné des conseils simples et pratiques. Par exemple à la pharmacie de l’hôpital : afin de ne pas être paralysé si le gel hydro alcoolique n’est pas livré, il est souhaitable de commencer à en produire étant donné qu’on a tous les ingrédients et le savoir-faire nécessaire. Claire encourageait la direction à lancer les choses au plus vite, à être pragmatique et son rôle était apprécié. Elle a fait la médiation entre l’hôpital et MSF. (...)

Dans un dialogue, rapporté par notre collègue Claire, avec une famille insistant pour faire venir le Samu et transférer une personne âgée gravement malade à l’hôpital, l’équipe avait présenté les choses ainsi : « Nous voulons bien la prendre mais il vaut mieux mourir confortablement dans un Ehpad que mal installé sur un brancard dans un couloir d’un service d’urgences ». Le tableau brossé par notre collègue du Samu correspondait à la saturation de certains hôpitaux en mars-avril. Nous ne parlons pas de lits de réanimation, qui la plupart du temps ne correspondent pas aux besoins des résident·es d’Ehpad, mais de simples lits de gériatrie aiguë pour une prise en charge de l’infection et, éventuellement, des soins de fin de vie. En face, dans les Ehpad, les personnels nous disaient qu’ils avaient peu de moyens pour accompagner les personnes vers la mort, qu’un lit d’Ehpad, ce n’est pas la même chose qu’un lit d’hôpital, les soins aigus y sont difficiles. Même dans les Ehpad où l’on réussit à mettre les personnes sous oxygène et sous antibiotiques – des mesures qui ont permis à certains·es résident·es de s’en sortir –, on restait loin des standards d’un lit de gériatrie à l’hôpital. C’est de ce décalage entre ce que l’on demandait aux Ehpad et ce qu’ils pouvaient faire qu’est née la mission.

Olivia Gayraud : Ce qui m’a frappé et m’a motivée dans cette mission, c’était l’absence criante de présence médicale dans les Ehpad. Certaines institutions n’avaient plus de médecins coordonnateurs, beaucoup étaient âgés et devaient donc se confiner, d’autres étaient tout simplement déjà tombés malades. Les médecins de ville qui suivent les résidents-es ne venaient plus. Il n’y avait plus aucune continuité de soins alors qu’il s’agit de personnes très âgées avec de lourdes pathologies chroniques. Par rapport à la situation de la nuit, c’était un véritable appel au secours. Des aides-soignant·es se retrouvaient seul·es à devoir accompagner des personnes âgées en train de mourir dans des circonstances extrêmement difficiles. J’ai trouvé cela terrible un tel manque d’accès aux soins, un tel traitement des personnes âgées et du personnel dans un pays comme la France. On a demandé aux Ehpad de devenir des unités de soins mais sans logistique, sans ressource et sans compétence. Une fois la problématique connue, nous avons constitué une équipe mobile médicale et nous sommes allés visiter les Ehpad qui avaient été identifiés et qui acceptaient de recevoir de l’aide.

Jean-Hervé Bradol : Nous avons commencé les interventions le 6 avril. Pour nous, ces visites étaient d’abord un geste de solidarité envers nos collègues soignant·es et le personnel. Pour les établissements qui ont accepté d’ouvrir leurs portes, ces rencontres ont été gratifiantes pour eux comme pour nous. (...)

Ce qui s’est passé au printemps était l’exacerbation d’une crise institutionnelle déjà présente depuis plusieurs années. Avec la Covid-19, le nombre de personnes touchées étaient sans commune mesure avec les épisodes précédents : parfois, dans un même établissement, on avait jusqu’à trente ou quarante personnes âgées très malades. Ensuite, le manque de personnel était criant et les protocoles impossibles à respecter. Une partie du personnel était infectée ou avait fui par peur de se contaminer. Quand vous avez deux aides-soignantes pour 90 résident·es, même les soins de conforts comme les toilettes ne peuvent être faits correctement. Enfin, ces lieux étaient devenus de véritables bombes virales. Notre priorité a été de nous protéger pour ne pas nous-mêmes propager le virus ; nous n’avions hélas pas assez de matériel pour en donner aux Ehpad. La question était cruciale d’autant qu’il y avait beaucoup de vols de matériel de protection (...)

Jean-Hervé Bradol : Je vous donne un exemple : un monsieur et son épouse, qui vivaient dans le même Ehpad, avaient été malades et avaient guéris. On leur a interdit de se voir alors qu’ils ne risquaient plus rien. Ce type de décision autoritaire a été le quotidien. Enfermer dans les chambres était une décision simple, globale, lisible mais une décision dangereuse, meurtrière. Limiter les journées des personnes à des visites fonctionnelles, pour des soins souvent mal faits, exécutés de façon brutale faute de personnel suffisant, c’est extrêmement cruel. Je veux bien trouver des excuses au gouvernant, parce que lors d’une catastrophe, les situations sont difficiles à analyser et les décisions compliquées à prendre. Mais sur l’enfermement des vieux·vieilles, c’est impardonnable. Enfermer les gens dans leur chambre 24h/24h, personne n’a ce pouvoir-là, aucune situation sanitaire d’urgence ne donne ce type de pouvoir à la santé publique. Les résident·es ont pourtant formulé des demandes souvent précises de pouvoir rencontrer d’autres résident·es ou de maintenir la relation avec leurs proches dans ce moment critique de leur existence. Mais écouter les vieux des Ehpad, ça n’a jamais été au programme. (...)

Marie Thomas : Ceux et celles qui ont le plus souffert, sont ceux et celles qui avaient initialement le moins de troubles cognitifs et dont l’état s’est beaucoup aggravé pendant la crise. L’enfermement a été meurtrier sur le plan psychique comme physique. (...)

Olivia Gayraud : Nous avons eu accès à tous les types d’Ehpad et il y avait des différences en matière d’hôtellerie mais pas au niveau des soins.

Jean-Hervé Bradol : Les barrières de classe ont été abolies pendant cette crise en ce qui concerne la qualité des prises en charge médicales. De ce point de vue-là, les Ehpad parisiens qui sont dans l’ensemble assez chics ont été très durement touchés. S’agissant de la différence entre établissement lucratif ou non-lucratif, on a beaucoup parlé dans la presse du groupe Korian mais de ce que nous avons pu constater, ce n’est pas forcément là que cela a été le pire. Dans les Ehpad privés à but lucratif, ces boîtes à fric parfois assez cyniques, il y a un enjeu de réputation très fort. Par ailleurs, ils avaient la force de frappe financière pour mobiliser des budgets et acheter des masques par exemple. Ce qui n’était pas possible dans certains Ehpad associatifs, non membres de puissantes fédérations. (...)

Olivia Gayraud : Ceux·celles qui sont venus dans les groupes de parole, ce sont majoritairement des travailleur·euses précaires, des aides-soignant·es, des personnels de ménages, des aides-cuisinier-ères qui travaillent parfois en journées coupées, en se levant très tôt et en rentrant chez eux à 22h, certains avec un temps partiel et des évolutions de carrière très limitées. Ils n’auraient probablement eu ni l’idée de consulter en santé mentale, ni les moyens matériels nécessaires à une telle démarche. (...)

Marie Thomas : Dans les entretiens collectifs, les personnes se sont autorisées à partager un vécu cru et violent, avec des symptomatologies traumatiques. L’expression « ballet de cercueils » est revenue à de nombreuses reprises. Dans les Ehpad, les plus touchés, il y a eu en 10 jours le nombre de morts qu’il y a habituellement en 18 mois, c’est normal de ne pas pouvoir l’intégrer et accepter. D’autant que la relation entre le personnel et les résidents-es n’est pas du tout la même qu’à l’hôpital. Elles – je dis elles parce que ce sont à 80% des femmes – parlent souvent de « leurs résident·es » et les appellent par leur prénom. Au départ, cela surprend mais il y a de grandes relations d’attachement dans ces lieux avec des personnes qui se voient tous les jours pendant des années et partagent les joies et les peines du quotidien. (...)

Elles décrivent des scènes extrêmement intolérables et choquantes notamment dans les Ehpad où l’oxygène a manqué. Des corps retrouvés bleus par terre, des personnes recroquevillées dans des positions fœtales (signe de douleur), des choses difficiles à entendre même pour nous. (...)

Jean-Hervé Bradol : C’est un classique dans les catastrophes, de disposer des corps de façon peu attentionnée parce qu’il y aurait un risque épidémique. Ce qu’on obtient à chaque fois, c’est une épidémie de troubles psychiques par deuil empêché et souvent plus sévères, plus fréquentes que les contaminations par des germes qui sont censées être prévenus par ces précautions. Une technique était arrivée du Grand Est : préparer pour les aides-soignantes des seringues intra-rectales de Diazépam, un psychotrope, pour améliorer la fin de vie des patients. Les médecins en parlaient comme de quelque chose de positif, comme un moyen de s’en sortir… Pourtant, ce n’est pas aux aides-soignants·es de faire cela, même un médecin ne devrait pas le faire seul·e. Quand tu penses à ces aides-soignants·es abandonnés·es la nuit en train de faire une prescription de fin de vie qui évoque symboliquement une sorte d’ « euthanasie » – même si je mets des guillemets, tu comprends que l’après soit bien difficile.

Je me suis interrogé sur la différence entre les personnes âgées qui sont dans les Ehpad et celles qui sont chez elles. La différence, c’est la dépendance, c’est le handicap. Les personnes âgées qui sont à la maison, elles ne sont pas handicapées au point de ne plus pouvoir rester à domicile. Un des sacrifices que la société a fait au début de la pandémie de Covid-19 est un sacrifice classique en temps de crise, celui des personnes qui vivent avec un handicap. (...)

Marie Thomas : Je rebondis là-dessus par rapport à des mots qu’utilisent les personnels dans les groupes de parole. Dans six groupes différents, dans six lieux différents, les personnes ont comparé ce qui s’est passé à l’élimination des handicapé·es par les nazis. Cette comparaison montre bien à quel point ce qu’ils ont vécu a été violent et ils-elles se sont senti·es abandonné·es du reste de la société. (...)

Mouvements : Finalement dans la société comme à MSF, consacrer des ressources à s’occuper des personnes âgées pendant l’épidémie n’a pas été une idée première. Avez-vous des hypothèses pour l’expliquer ?

Jean-Hervé Bradol : Effectivement, notre propre organisation nous a donné l’impression d’y aller à reculons. Nous l’avons particulièrement ressenti sur les équipements de protection qu’on nous a donnés au compte-goutte alors même qu’au début, nous étions qu’une petite équipe de quatre personnes. MSF n’a pas fourni de médicaments alors que nous étions conscients que nous risquions de nous retrouver coincés avec des malades en fin de vie sans rien pour les aider à passer le cap. Il a fallu s’arranger autrement.

Michaël Neuman : Ce qui s’est produit à MSF est à l’image de ce qui se passe dans la société. Il n’y a pas de lobby suffisamment puissant pour défendre les intérêts et les droits des vieux·vieilles – dans le sens de grand âge – à MSF comme il n’y en pas dans le reste de la société. Se pose une question d’allocation de ressources également : quand on pense priorité, ce n’est ni la France et encore moins ses vieux qui viennent en premier lieu à l’esprit. Même quand MSF a décidé de s’intéresser au Covid-19 en France, nous avons commencé par aller vers nos cibles habituelles, les personnes migrantes à la rue auprès desquels nous intervenons en France depuis longtemps et en tant que structure, nous avons mis du temps à comprendre que ce n’était pas forcément là où l’épidémie était la plus meurtrière. Même sur le matériel de protection, malgré les besoins de matériel pour les Ehpad, nous avons été très parcimonieux pour garder des stocks pour une prochaine vague de Covid-19 qui s’abattrait dans nos pays habituels d’intervention – ce qui n’est pas arrivé pour certains notamment en Afrique. Nous sommes restés longtemps convaincus que la France s’en sortirait et qu’il n’y avait pas de raison qu’elle ne s’en sorte pas.

Cependant, il faut souligner un point : le sort des résidents.es des Ehpad et des personnes âgées dépendantes en général suscite plus de réactions dans d’autres sections européennes de MSF (...)

Marie Thomas : Ce qui m’inquiète aujourd’hui c’est qu’habituellement quand on met en place un travail avec des personnes qui ont subi un trauma, on peut dire que l’événement est terminé. Ce n’est jamais aussi simple et linéaire mais quand il y a un attentat ou une catastrophe naturelle, vous pouvez dans la thérapie vous appuyer sur le fait que cela n’arrivera peut-être pas ou du moins pas tout de suite. Avec la Covid-19, nous ne pouvons pas dire au personnel que tout ça est derrière eux-elles, ce n’est pas possible et le pire est peut-être toujours devant nous.