
Qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui en Afrique ? Comment les militantes s’organisent-elles face au recul des libertés et à la montée des fondamentalismes ? Dans Féminismes africains, une histoire décoloniale (éd. Présence Africaine), la Sénégalaise Rama Salla Dieng, maîtresse de conférences à l’université d’Edimbourg (Ecosse, Royaume-Uni), fait témoigner une quinzaine de féministes influentes issues des diasporas et du continent, Maghreb inclus.
Rama Salla Dieng : La lutte contre le patriarcat est évidemment au cœur de leurs luttes, mais nombre d’interviewées s’attaquent également aux pouvoirs politiques en place accusés de perpétuer une violence politique héritée du colonialisme. Ce combat s’incarne par exemple dans la figure de Stella Nyanzi, une anthropologue et féministe ougandaise, incarcérée plusieurs mois en 2017 pour avoir publié un poème fustigeant le président Museveni au pouvoir depuis trente-cinq ans. (...)
Cependant, cette approche décoloniale ne résume pas leur engagement. Celles que j’ai interrogées ne cherchent pas seulement à s’ériger contre ceux qui détiennent le pouvoir, mais plutôt à trouver des formes de créativité pour incarner leurs combats et réaliser leurs aspirations féministes. Elles n’en sont plus à tenter de convaincre de leur humanité. D’où l’importance qu’elles accordent à l’art, à la solidarité, à l’amour révolutionnaire et au droit au plaisir. (...)
J’ai aussi constaté l’accent mis sur la santé mentale. C’est une notion centrale pour ces militantes. Contrairement à leurs aînées, elles politisent la question du repos, à l’image de l’Egyptienne Yara Sellam.
Des fractures existent également au sein des mouvements féministes africains. Où se situent-elles ?
Tout d’abord, il faut noter la forte dimension panafricaine des organisations féministes du continent. En 2006, une centaine de militantes réunies à Accra au Ghana a élaboré une Charte des principes féministes pour les féministes d’Afrique dans le but de faire converger leur lutte contre le patriarcat. Il existe par ailleurs des alliances transnationales qui fédèrent les différentes organisations, comme le Réseau de développement et de communication des femmes africaines (FEMNET) et le Fonds africain pour le développement de la femme (AWDF) basé au Ghana. (...)
Au Sénégal par exemple, les mouvements féministes traditionnels se battent pour la révision du Code de la famille et la reconnaissance des droits égaux entre les hommes et les femmes, conformément à la Constitution. Leur lutte se focalise aussi sur l’application de la parité et le droit à disposer de leur corps, dont l’avortement médicalisé. (...)
En revanche, au Ghana, au Kenya et en Afrique du Sud, les féministes interviewées font de la sexualité et du droit au plaisir une question essentielle actuellement. (...)
Vous évoquez un courant du féminisme africain qui essentialise la femme comme mère. Comment a-t-il émergé ?
En 1995, lorsque la Nigériane Catherine Acholonu a théorisé le « maternisme », il s’agissait de faire émerger une « alternative afrocentrique » au féminisme occidental. Dans cette pensée, le mariage apparaît comme un idéal de la conjugalité. Catherine Acholonu s’est d’ailleurs proclamée ouvertement homophobe. (...)
Les maternistes ne militent pas pour l’égalité de genre, mais pour la complémentarité entre les hommes et les femmes dans la société. Ce féminisme réactionnaire induit l’idée que la parentalité serait uniquement l’affaire des femmes. Ce qui renforce la charge mentale qui pèse sur les mères dans le foyer et dans la société. Il est encore dominant sur le continent. (...)
au Sénégal, les féministes sont en première ligne dans le combat contre Jamra, une puissante ONG religieuse qui s’en prend régulièrement aux tenues des femmes ou aux séries télévisées jugées immorales. (...)
Dans ce contexte ultra patriarcal, ces militantes ont réussi à contourner l’un des concepts les plus prégnants de la société sénégalaise, le maslah, la « respectabilité ». Dans leurs campagnes en ligne, elles usent de termes forts et crus pour dire ce que la respectabilité empêche de dire en face. C’est un moyen de discréditer le discours fondamentaliste, chrétien ou musulman, qui tente régulièrement une offensive contre les droits des femmes et des minorités sexuelles. (...)
En 2020, au Nigeria, les féministes connectées ont joué un rôle majeur dans le mouvement #EndSars contre les violences policières, en mobilisant les internautes pour aller manifester. De même au Sénégal, en début d’année, les féministes ont joué un rôle crucial en diffusant le hashtag #FreeSenegal lors de la mobilisation contre le régime. Certaines d’entre elles occupent une place centrale dans la conscientisation aux questions féministes via les réseaux sociaux, à l’image de l’association féministe AWA. (...)
Par ailleurs, militer en ligne ne protège pas des violences. A l’instar de leurs aînées, ces féministes paient le prix de leur engagement et subissent insultes et harcèlement. (...)
lorsque les femmes rejoignent des partis politiques, elles sont reléguées en arrière-plan, chargées de mobiliser l’électorat féminin et d’organiser l’action politique au profit des hommes. Cet investissement sans fin couplé au sentiment d’illégitimité et au manque de moyens financiers les entravent sans aucun doute. D’autant qu’il s’agit pour beaucoup d’être reconnues comme des hommes politiques comme les autres. (...)
L’histoire des résistances, des avancées africaines est aussi celle des femmes plus ordinaires. C’est ce féminisme par le bas qu’il faut révéler et raconter. Tout comme il est urgent de décloisonner les savoirs et d’apprendre des pratiques et pensées des féministes qui agissent sur le terrain. (...)
L’Afrique a aussi eu ses féminismes et elle ne le doit pas à l’Occident. C’est ce travail de reconnaissance que mènent des universitaires hors du continent pour sortir de l’ombre des pionnières comme Suzanne Césaire, Paulette Nardal ou Andrée Blouin longtemps méconnues malgré leur apport essentiel aux luttes décoloniales. (...)