
L’article ci-dessous a été rédigé à l’invitation de la rédaction d’Hommes & Libertés, la revue de la Ligue des droits de l’homme et est paru dans le n°157, de mars 2012.
Les métiers et les genres du journalisme sont si divers que tout diagnostic global est menacé de simplification abusive, du moins si un tel diagnostic ne se borne pas identifier les tendances les plus lourdes et à les présenter comme telles, en soulignant d’emblée qu’elles ne vont pas sans contre-tendances ni exceptions. De même, les pressions qui s’exercent sur les journalistes et sur leurs pratiques émanent de sources si différentes, dépendent de causes et produisent des effets si variés qu’on ne se focalisera ici que sur certaines d’entre elles. (...)
Emprises, dépendances
Les formes les plus visibles de l’emprise des pouvoirs politique et économique sur les médias et les journalistes sont connues. Cette emprise s’exerce ouvertement quand les médias sont assujettis à un pouvoir politique qui décide de la nomination des responsables de l’audiovisuel public et s’abrite derrière un organisme croupion et fantoche (le Conseil supérieur de l’audiovisuel) ; un pouvoir qui, de surcroît, place des journalistes sous surveillance et leur impose une loi limitative et arbitraire sur le secret des sources. Cette emprise s’exerce manifestement quand les médias sont dépendants de propriétaires privés qui tentent d’en faire des leviers d’influence politique et la source de profits.
Mais les censures les plus manifestes et les pressions les plus contraignantes qui peuvent s’exercer sur des journalistes plus ou moins isolés et parfois jaloux de préserver cet isolement, rebaptisé « indépendance », ne sont pas l’essentiel. (...)
la plupart d’entre eux, dans nombre d’entreprises médiatiques, ne sont pas directement tenus en laisse : personne ne leur tient les mains, quand leurs doigts s’agitent sur le clavier de leur ordinateur, ou ne leur susurre à l’oreille ce qu’ils doivent dire, du moins dans les reportages. Mais cette relative indépendance individuelle ne doit pas dissimuler les contraintes intériorisées qui la hantent, et la dépendance collective des rédactions qui la mine. (...)
Tout ne s’explique pas par l’économie, mais rien ne s’explique sans elle. Comment nier que dans des médias de plus en plus concentrés et financiarisés, les journalistes sont de plus en plus fragilisés et dépendants ?
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les pressions qui s’exercent sur les journalistes en raison de processus de rentabilisation, d’intensification du travail et de l’introduction des formes néolibérales du salariat et du management sont évidentes. On l’oublie trop souvent : à bien des égards, les entreprise médiatiques sont des entreprises comme les autres… et parfois pire que bien d’autres. (...)
la proportion de journalistes précaires – en CDD ou pigistes – n’a cessé de croître. Et si la féminisation du journalisme s’est poursuivie, ce sont les femmes qui se trouvent dans les situations les plus précaires. (...)
Effet et condition de cette dépossession plus ou moins accentuée : la stabilisation ou la montée en puissance de directions plus ou moins autocratiques, dont la désignation dispense les propriétaires d’un contrôle direct, constant et tatillon sur les journalistes pris un à un ou sur l’orientation éditoriale, du moins dans les périodes de faible conflictualité sociale et politique. Il suffit de mettre à la bonne place des responsables ajustés à leur fonction pour que ceux-ci la remplissent sans qu’il soit nécessaire de les rappeler constamment à l’ordre. Et ce qui est vrai des médias privés l’est également, on l’a compris, des médias publics, quand la nomination des PDG dépend directement (ou par CSA interposé) du pouvoir politique. (...)
Pour quelques publireportages avérés, combien d’informations publiées sous l’emprise des communicants ? Que pèsent les résistances de journalistes individuels quand ils ne disposent pas collectivement des moyens, et trop souvent de la volonté de mener des enquêtes indépendantes ? (...)
Comment contrecarrer ces tendances ? Par une appropriation démocratique des médias. Selon quelles modalités ? C’est une autre affaire [1].