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0rient XXI
Jeunes du monde arabe. Une rupture majeure dans l’histoire des sociétés
Jacques Ould Aoudia est économiste. Jusqu’en 2011, il a travaillé au ministère français des finances sur le lien entre institutions et développement, en particulier dans les pays arabes méditerranéens.
Article mis en ligne le 26 mai 2019
dernière modification le 25 mai 2019

Un entretien avec Jacques Ould Aoudia · Le surgissement de l’individu et les mutations du travail marquent une rupture majeure dans les sociétés du Proche-Orient et du Maghreb. Mais ce changement est entravé par l’absence de perspectives, aussi bien économiques que politiques.

Jacques Ould Aoudia. — Les sociétés de la rive sud de la Méditerranée connaissent depuis quelques décennies deux grands bouleversements qui affectent en effet principalement les jeunesses. Ces bouleversements concernent d’ailleurs d’autres régions du monde dit « en développement » avec des différences liées aux environnements différents ici et là.

Tout d’abord, on constate une émergence de l’individu à une échelle de masse, phénomène qui représente une rupture majeure dans la marche des sociétés. L’autre mutation concerne les règles de « mise au travail » des femmes et des hommes actifs, sous l’effet de la révolution numérique. Ces deux mutations créent, chacune, des bouleversements dans les régulations sociales, aux plans politique, économique, culturel… qui ne sont pas prises en compte par les dirigeants politiques, d’autant plus qu’elles sont, comme nous l’avons dit, supportées principalement par les jeunesses. (...)

Prenons d’abord cette émergence massive de l’individu. Elle provient de trois facteurs principaux. L’extension de l’éducation (malgré ses défaillances qualitatives) a fait croître d’une façon exponentielle les personnes disposant d’une éducation « moderne ». Le second facteur est l’urbanisation, qui tend à dissoudre les régulations sociales traditionnelles. Le troisième facteur est la généralisation de l’accès aux moyens numériques pour s’informer et s’exprimer. (...)

S’ajoute à cela une rupture dans les modes de transmission des savoirs : aujourd’hui, partout, on a les moyens de s’informer et de dialoguer en dehors de la famille, du quartier, de l’école. Les « sachants » sont banalisés (...)

Mais cette émergence de l’individu est contrariée par l’absence d’opportunités économiques, sociales, citoyennes en regard des compétences et capacités nouvelles acquises. Cela engendre une profonde frustration des jeunesses, source potentielle d’instabilité sociale et politique dans la région.
Le travail bouleversé

L’autre grande mutation, qui affecte l’ensemble de la planète, concerne les régulations du travail. (...)

Pour nous, économistes du développement, l’horizon de toutes les sociétés devait être l’extension du salariat. Nous pensions que le travail informel était un résidu qui allait se résorber jusqu’à disparaître. C’est une grave erreur que nous avons commise.

À partir des années 2000, il y a eu un changement important dans l’économie mondiale : la croissance économique et celle de l’emploi se sont dissociées. Ce décrochage s’est accru après la crise de 2008. Les politiques libérales sont ainsi parvenues à briser le lien qui existait entre ces deux évolutions, creusant ainsi les inégalités, comme on le constate au sein de tous les pays, au Sud comme au Nord. (...)

Actuellement, la part de travail non cadrée par le salariat croît partout, mais plus massivement encore dans le Sud. Et ces emplois ne bénéficient, dans leur grande majorité, d’aucune protection sociale. L’« ubérisation » des activités est la forme emblématique de cette évolution. (...)

Les jeunes n’ont pas d’autre choix que de se débrouiller : ils font sans. Sans les institutions publiques qui offrent peu de dispositifs effectifs à leur intention, sans les entreprises qui ne les embauchent pas, sans les partis et les syndicats qui ne les prennent pas en compte. Et quand ils migrent, ils le font sans papiers.

Ils font sans, et les institutions aux mains des insiders font sans eux. Dans cette situation, la frontière entre le légal et l’illégal se dissout et s’ouvre au commerce illégal de produits légaux (contrebande), au trafic illégal de produits illégaux (drogue, êtres humains), jusqu’aux dérives dans l’extrémisme violent. (...)

Au plan économique, les entreprises formelles sont pénalisées par la concurrence que leur font ces activités « au noir », tandis que l’État connait d’importantes diminutions de ressources. Mais c’est surtout dans la perte de confiance envers les institutions publiques que réside le principal danger pour l’équilibre des sociétés du Maghreb, avec tous les risques d’insécurité possibles.
« On vit dans un nuage sombre » (...)

Ce qui est à remarquer, c’est la créativité qui se dégage des nouvelles formes de contestation hors des organisations classiques, partis et syndicats. À côté des nombreux conflits pour la justice sociale qui éclatent sans répit dans les trois pays du Maghreb, on assiste à de nouveaux types d’action qui se déclarent résolument pacifiques. Le traumatisme des violences de masse provoquées par les islamistes a été intégré dans les sociétés.

De nouvelles formes de contestation, donc. Ainsi du boycott de produits emblématiques de l’injustice sociale au Maroc, pratiqué massivement par les classes moyennes urbaines et relayé dans toute la société, notamment les jeunes, par une abondante expression humoristique sur les réseaux sociaux. Mais aussi les actions collectives comme celles des supporters du club de football de Casablanca, qui reprennent en chœur dans les stades la chanson « Fi bladi dalmouni » : (...)

Pauvreté, chômage, immigration clandestine, inégalités sociales sont les thèmes chantés par les rappeurs maghrébins, repris massivement par les jeunes des trois pays et au-delà (...)

Ces mutations sont assez bien documentées dans les travaux en sciences sociales. Ce qui l’est moins, c’est l’interaction entre ces phénomènes, auxquels on peut ajouter l’islamisation d’une partie des sociétés de culture musulmane. Comment l’individualisation et les nouvelles expressions des jeunes vont-elles se combiner avec cette emprise du religieux ? (...)

La recherche d’un nouveau modèle de développement, plus inclusif, n’est pas une option. C’est une nécessité.