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l’Humanité
Jean-Marie Harribey « Le “monde d’avant”, la cause des désastres » 
Jean-Marie Harribey Maître de conférences honoraire en économie, coprésident d’Attac de 2006 à 2009, membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic
Article mis en ligne le 12 février 2022

Dans son dernier ouvrage, En finir avec le capitalovirus, le chercheur interroge de manière critique la crise que nous traversons, et travaille à une « alternative possible ».

Dans votre ouvrage, vous analysez la crise du Covid comme un révélateur de l’« absurdité » du capitalisme. En quoi le capitalisme actuel peut-il être qualifié de cette manière ?

J’ai donné à ce livre le titre En finir avec le capitalovirus, avec un sous-titre « L’alternative est possible », pour signifier deux choses. Fondamentalement, le capitalisme broie simultanément la force de travail et la nature pour assouvir sa soif de profit. Tout doit devenir marchandise, même au risque de compromettre les conditions de la vie sur la planète Terre, tant celles des humains que celles de tous les vivants, ainsi que les équilibres écologiques. Au-delà même de la brutalité et de la vénalité de l’exploitation, c’est le comble de l’absurde. Et s’il fallait encore une preuve supplémentaire de l’inhumanité du capitalisme, on la trouverait dans la violence du traitement infligé aux personnes âgées dans les Ehpad possédés par la multinationale Orpea. Marchandiser tout le vivant va jusqu’à développer un marché de la mort.

Pourquoi faites-vous de cette crise l’expression d’une tendance structurelle du capitalisme contemporain et non pas l’effet d’un facteur externe ?

La crise déclenchée par le Covid doit être reliée à la dynamique de l’accumulation du capital, qui se nourrit d’une croissance économique sans fin, et aux transformations des cinquante dernières années néolibérales. (...)

on ne peut croire à un accident de parcours, il convient au contraire de mettre ce choc en relation avec l’évolution du système capitaliste mondialisé. Or, celui-ci est frappé depuis plus de deux décennies par une forte diminution de la progression de la productivité du travail dans tous les pays, errodant ainsi les potentialités de rentabilité du ­capital – qui ne peut être rétablie que par une restriction des salaires et des droits sociaux et par une fuite en avant financière. Dit dans les termes de Marx, nous avons affaire, en ce début du XXIe siècle, à une conjonction de contradictions sociales et écologiques sur lesquelles est venue se greffer la récession due à la pandémie. (...)

J’examine donc une inversion de ce sombre destin. Après des années de dégradation de la condition au travail, le monde, hébété, a découvert que le travail était essentiel, et que le travail le plus essentiel était celui qui était le plus méprisé et dévalorisé ! Mieux encore, le travail accompli dans les services publics non marchands (notamment à l’hôpital, à l’école) est hautement utile et productif, alors que le mantra libéral est de réduire ces services ou de les privatiser. La réhabilitation du travail passe alors par un partage des revenus en sa faveur et par l’instauration de droits non seulement d’ordre social, mais aussi de droit au contrôle des décisions dans les entreprises. La perte de la biodiversité, les pollutions multiples et le réchauffement du climat nous obligent à ériger l’eau, l’air, le climat, les ressources naturelles et aussi les connaissances en biens communs, à les gérer démocratiquement et à en permettre l’accès à tous. La pandémie nous fournit un exemple : les vaccins ne doivent pas devenir des marchandises – tel est l’enjeu de la levée des brevets détenus par les firmes multinationales. Il s’ensuit que l’on ne peut mettre fin à l’exploitation conjointe du travail et de la nature qu’en concevant une réponse simultanée à la question sociale et à la question écologique, et cela dans nos pays développés et a fortiori dans tous les autres. (...)

À l’heure où, en France, plus de 100 milliards d’euros d’investissements par an pendant plusieurs décennies seront nécessaires pour investir en faveur de la transition écologique (entre 400 et 500 milliards à l’échelle de l’Union européenne), il n’est pas concevable que l’État et les collectivités territoriales ne puissent faire appel à un financement monétaire par la Banque centrale et qu’ils continuent à être obligés d’emprunter sur les marchés financiers. Enfin, le contrôle démocratique de la BCE doit s’exercer pour que celle-ci ne puisse refinancer les banques que si les crédits que celles-ci accordent à l’économie répondent à des critères sociaux et environnementaux stricts, loin de la taxonomie de la Commission européenne qui intègre le gaz et l’énergie nucléaire dans les activités « vertes » ou « durables ». (...)

loin d’adopter rapidement des mesures en faveur d’une réelle transition (voyez le résultat désastreux de la COP26 à Glasgow), ils font le pari de l’ouverture d’un marché « vert », grâce à une finance « verte » fondée sur la multiplication d’actifs financiers affublés de la même couleur, pendant que les multinationales repeignent leur communication et que les banques continuent de financer les industries fossiles ou extractives. Le capitalisme vert et la croissance verte sont des oxymores. Il s’ensuit que les plans de relance imaginés pour sortir de la crise pandémique font comme si l’on pouvait retrouver la trajectoire ancienne, une fois la « parenthèse » de la pandémie refermée. Le « monde d’après » comme clone du « monde d’avant ». Mais c’est justement celui-ci qui est la cause des désastres. Le cocasse, si ce n’était pas dramatique, est que les centaines de milliards à l’échelle européenne prévus pour le budget 2021-2027 seraient à peine suffisants pour une seule année. La problématique du revenu universel inconditionnel part d’un bon sentiment, mais se heurte à des contradictions insurmontables. D’abord, le risque est de le voir s’instaurer, au moins en partie, à la place de la protection sociale. Ensuite, il surfe sur la croyance en une manne miraculeuse qui jaillirait du dehors du travail productif collectif. Enfin, au lieu d’imaginer une réduction du temps de travail répartie sur tous, ils ne l’envisagent que par un retrait individuel de l’emploi. Au-delà de ces aspects économiques, les partisans du revenu universel abandonnent trop souvent la nécessité d’une insertion des individus dans toutes les sphères de la vie sociale, en l’occurrence celle du travail. La réduction de la pauvreté ne passera pas par un revenu universel mais par un bouleversement qualitatif du système productif et de l’emploi et, dans l’attente que celui-ci produise ses effets, par le versement d’un revenu garanti à ceux qui sont dépourvus d’emploi.

En quoi l’émancipation peut-elle s’identifier à l’émergence d’un socialisme démocratique et écologique à inventer ?

Quand on fait le bilan analytique, on mesure la difficulté stratégique pour enclencher les transformations radicales. Les rapports de forces étant bloqués en faveur du capital à peu près partout dans le monde, le risque autoritaire, pour ne pas dire plus, grandissant chaque jour, la condition première pour amorcer les transformations peut être l’introduction de la démocratie dans tous les rouages de la société, à commencer par les entreprises dont elle est totalement absente. La mise sous contrôle citoyen des décisions engageant l’avenir permettrait de jeter les bases d’une planification démocratique dont on a urgemment besoin pour rendre compatible l’ensemble des objectifs sociaux et écologiques. Cela signifie que la question de la propriété collective des moyens de production, fer de lance du socialisme au XXe siècle, n’est pas abandonnée mais radicalement remodelée sous les impératifs de la démocratie, du respect du travail et de l’institution des biens communs inaliénables.