
Tran To Nga, Franco-Vietnamienne de 78 ans, a porté plainte contre 14 sociétés ayant fabriqué le sinistre agent orange, cet herbicide épandu par les Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam. Les plaidoiries se tiennent ce lundi 25 janvier à Évry.
L’indépendance, la liberté, la justice. Toute sa vie, Tran To Nga a été guidée par ces valeurs. À 78 ans, cette Franco-Vietnamienne porte avec vigueur une histoire personnelle mêlée de bout en bout à la grande histoire, la plus tragique, celle de la guerre. « Je suis la fille du Mékong, du colonialisme et de la guerre, l’enfant d’une terre magique et empoisonnée », résume-t-elle avec poésie et sagacité dans son livre-mémoire [1].
Son enfance a été bercée par la guerre d’Indochine et l’engagement de ses parents dans la résistance. Son adolescence s’est construite dans un Vietnam coupé en deux, et une famille éparpillée dans le pays pour se protéger. Dans les années 1960, elle s’engage à son tour pour la libération de son peuple, de son pays, face aux États-Unis, qui utilisent tout leur arsenal militaire et scientifique pour débusquer le Vietcong dans la forêt.
Les épandages aériens des « herbicides arc-en-ciel », comme on les surnomme en référence aux couleurs des bidons, deviennent fréquents de 1962 à 1971. Tran To Nga se souvient de ce C-123 volant à basse altitude, de ce « nuage blanc qui fait tache dans le ciel bleu » et surtout de cette « pluie gluante » qui dégouline sur elle, et sa mère qui lui crie de se laver, de changer de vêtements immédiatement car c’est de l’agent orange ! « Une quinte de toux me prend. Je vais me laver. Et puis j’oublie aussitôt. Dans l’apocalypse environnante, dans les flammes de notre cher Vietnam, que peut bien représenter l’épandage d’un banal herbicide ? […] Avec cette première giboulée toxique, le mal commence à faire son nid au chaud dans mon corps. »
Deux à cinq millions de Vietnamiens exposés à cette substance cancérigène (...)
De tous les défoliants détruisant la végétation, l’agent orange est le plus nocif à cause de la dioxine qu’il contient, polluant infiniment petit et toxique, classé comme substance cancérigène par l’Organisation mondiale de la santé, et qui perdure longuement dans l’organisme. Selon le rapport Stellman publié en 2003, ces épandages massifs ont engendré l’exposition directe aux défoliants de deux à cinq millions de Vietnamiens. Sachant que des millions d’autres ont été contaminés indirectement par la chaîne alimentaire et le lait maternel. « À l’époque, j’étais journaliste, je ne pouvais pas refuser d’aller dans les endroits les plus durs, les plus dangereux sur le front. J’ai souvent traversé la jungle, pataugé dans les marécages… », raconte Tran To Nga, qui a mis plus de quarante ans à faire le lien entre les maladies dont elle souffre, celles de ses enfants, et le perturbateur endocrinien qu’est l’agent orange. (...)
Son âme de combattante et ses racines vietnamiennes poussent Tran To Nga à se mobiliser aux côtés de l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (Vava) en récoltant des fonds pour construire des maisons d’accueil pour les victimes à Thai Binh, près de Hanoï. Elle s’y rend en 2008 et un nouveau déclic se produit en elle, face à ces corps cadavériques, ces adolescents sans mains ni jambes, ces bébés difformes, sans âge. Des recherches scientifiques se poursuivent dans le monde entier afin de montrer de façon irréfutable la transmission des effets de l’agent orange jusqu’à la troisième, voire la quatrième génération.
Un bras de fer juridique avec 26 firmes, dont Monsanto et Dow Chemical (...)
En 2009, un tribunal d’opinion en soutien aux victimes vietnamiennes de défoliants se réunit à Paris. (...)
En 2014, la plainte est déposée devant le tribunal judiciaire de grande instance d’Évry, son lieu de résidence. Le bras de fer avec 26 firmes américaines, dont les puissantes Monsanto et Dow Chemical, commence. (...)
des 26 sociétés ciblées, il n’en reste que 14 aujourd’hui, certaines ayant apporté les preuves qu’elles ne fabriquaient pas l’agent orange à l’époque, d’autres s’étant évaporées au fil des années (défaillance, absorption par d’autres entreprises…).
Comme c’est un procès au civil, tout repose sur la charge de la preuve. (...)
« Si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique »
Au début des années 1960, sous la pression du gouvernement américain, les fabricants doivent livrer à l’armée des quantités gigantesques de produits en peu de temps. Cette obsession de la rentabilité les conduit à négliger les précautions permettant de limiter la présence de dioxine (...)
« C’est un procès historique, car la priorité est d’obtenir une décision de justice qui reconnaisse pour la première fois la responsabilité des sociétés américaines à l’égard des victimes. Si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique sur lequel d’autres victimes pourraient s’appuyer pour initier d’autres procédures, en France ou ailleurs », détaille Me Amélie Lefebvre. (...)
Dans les années 1980, d’anciens soldats américains ont poursuivi Monsanto et six autres entreprises. Malgré leurs tentatives de s’abriter derrière l’argument « ce n’est pas du poison, ce n’est qu’un herbicide », les firmes ont été contraintes de verser 180 millions de dollars aux vétérans. En 2004, des victimes vietnamiennes portent un recours aux États-Unis contre onze fabricants d’herbicides pour crime contre l’humanité et crime de guerre. Après le rejet en première instance, puis en appel, de la plainte, la Cour suprême a été saisie mais l’a également rejetée, laissant les victimes sans possibilité de recours juridique.
« Tous les vétérans ont été atteints par l’agent orange » (...)
Ce marathon judiciaire et cette médiatisation visent aussi à fissurer, voire à briser, le tabou qui entoure cette tragédie. Au Vietnam, il y a aujourd’hui encore beaucoup de méconnaissance et de honte à propos des effets de l’agent orange, liées aux croyances populaires : la naissance d’un enfant malformé ou malade serait une punition envoyée par les ancêtres. En outre, la descendance masculine est primordiale, donc les couples ayant un ou plusieurs enfants malformés continuent d’espérer la naissance d’un enfant non atteint. S’ils n’y parviennent pas, le village peut les exclure davantage de la vie sociale.
La culpabilité personnelle est la clé de voûte de toute l’existence de ces personnes. La révélation de l’empoisonnement n’est arrivée que tardivement et peine encore à convaincre certains. (...)
La ténacité, la patience et la douceur de Tran To Nga sont devenues des armes redoutables contre les multinationales de l’agrochimie se pensant intouchables. Mais la crainte, désormais, est le temps qui passe. (...)