
Dans la prison de l’île de Chios, une petite dizaine de migrants, syriens pour la plupart, purgent des peines après avoir été considérés comme des passeurs par la justice grecque. Certains ont écopé de 20 ans de prison et disent ne pas comprendre ces condamnations. InfoMigrants les a rencontrés.
Jalloul A., Alsahli K. et Bayassi M. sont tous originaires de Banias, une ville côtière de Syrie. Ces anciens enfants du bord de mer savent tous les trois nager. C’est en partie ce qui les a sauvés de la noyade, le 26 décembre 2021, lorsque le moteur du bateau sur lequel ils se trouvaient s’est arrêté et les vagues ont renversé l’embarcation au large de Paros, dans l’archipel des Cyclades. Dix-huit personnes sont mortes dans ce naufrage. Les trois comparses, eux, sont restés cinq heures dans l’eau, accrochés à une bouée, expliquent-ils.
Durant l’enquête sur cette traversée, ces hommes sont sortis du lot. Leur connaissance en nage les ont rendus suspects aux yeux d’un des enquêteurs, détaille Alsahli K., colosse de 41 ans. Les autres survivants les ont aussi décrits comme "les capitaines" du bateau. Selon le récit du trio, ils ont été retenus en otage pendant six jours en Turquie par les passeurs. Ces derniers les auraient forcés à conduire le bateau qui devait initialement faire route vers l’Italie. Jalloul et Alsahli disent avoir tenu la barre pendant environ deux heures chacun. "On a été menacés par les passeurs mais on n’était pas les capitaines", promet-il. À ses côtés, comme blotti, Bayassi écoute le récit de son ami en l’observant. Il ajoute simplement : "Moi, je n’ai pas conduit le bateau". Le 6 mai dernier, tous les trois ont écopé de 20 ans de prison pour facilitation d’entrées illégales en Grèce. Ils purgent leur peine dans la prison de Chios, proche de la Turquie, en attendant un procès en appel en juin. (...)
ces Syriens ont été sortis exceptionnellement de leurs cellules pour répondre à nos questions. Pour ces hommes qui ne reçoivent jamais de visite, l’événement est important. Il est l’occasion de plaider leur innocence et d’exprimer leur incompréhension. (...)
Le système juridique grec, il n’y comprend rien. Lors du procès, on lui a dit qu’il avait été condamné à 20 ans de prison mais plus tard, "à la télé", il a vu abasourdi que sa peine s’élevait en fait à "187 ans". Pour Alsahli et Bayassi, c’est 126 ans. (...)
Il s’agit d’une particularité des sentences grecques : elles sont le résultat, dans ce genre de dossier, d’un calcul qui multiplie le nombre de passagers présents à bord de l’embarcation incriminée par un nombre d’années d’emprisonnement. En cas de décès de certains passagers, comme c’est le cas pour la traversée de Jalloul et des autres, la peine est considérablement alourdie. Malgré l’absurdité de telles condamnations, la durée maximale derrière les barreaux est toutefois fixée à 20 ans en Grèce.
Dans ce pays, les conducteurs de bateaux de migrants sont criminalisés comme des passeurs. "Il suffit de mettre la main sur la barre pour être reconnu coupable", abonde Alexandros Georgoulis, l’avocat de ces prisonniers. (...)
Jalloul assure qu’il n’était pas au courant des risques qu’il prenait en conduisant le bateau. En Turquie, où il a tenté de refaire sa vie pendant neuf ans après avoir fui la guerre en Syrie, il a laissé sa femme et ses quatre enfants. Il pensait atteindre les Pays-Bas - "un bon pays pour les enfants, selon un ami" - puis faire venir sa famille. Désormais, il ne sait pas quand il va les revoir, ni comment ils vont survivre de leur côté en Turquie (...)
Alsahli, lui, "a battu des jambes" sans cesse pour rester à la surface et, avec ses mains, il a frictionné les bras de ses amis pour les réchauffer. "Pour les tenir éveillés", il les a aussi abreuvés de paroles, des prières surtout. "C’était une nuit très difficile. La mer était très froide, il y avait des gens qui criaient d’un côté, des gens qui étaient en train de mourir de l’autre, et devant nous il y avait des cadavres", affirme Alsahli. Il était lui aussi en train de perdre espoir quand ils ont vu les garde-côtes grecs s’approcher d’eux. (...)
Dès leur arrivée sur la terre ferme, les investigations ont débuté. "On n’a pas vu la Grèce, on est allé directement en prison", dit Alsahli. Bien que rescapé d’une tragédie, ils n’ont pas été menés dans un service d’hôpital. Dans la prison de Chios, ils ne sont suivis par aucun docteur. "Quand ils sont ici, ils sont traités comme n’importe quel autre prisonnier", commente Kostas Vagianos, le directeur de la prison, forte de 115 détenus. "Cette nuit me hante", confie encore Alsahli, "mais ce qu’on vit depuis prend toute la place dans mon esprit." (...)