
A l’occasion de la sortie du film d’Emmanuelle Bercot « La fille de Brest », mercredi 23, inspiré de son parcours, la pneumologue revient sur ce qui l’a menée à lancer le scandale du Médiator.
Je ne serais pas arrivée là si…
… si l’exemple d’Albert Schweitzer n’avait pas éveillé ma vocation médicale, si mon éducation protestante n’avait pas éveillé l’attention que je dois porter à mon prochain, et si mes deux grands-pères n’avaient pas éveillé mon sens du devoir. Pendant la guerre, ils ont tous les deux fait ce qu’ils avaient à faire, à leurs risques et périls. Voilà mes fondamentaux. (...) En 2010, quand j’ai publié mon livre (Mediator 250 mg, combien de morts ?), j’ai vraiment eu la trouille, j’allais m’attirer des ennuis, des ennemis. Mais j’ai pensé à ces deux grands-pères qui avaient sûrement eu peur, au même âge que moi. Et eux risquaient leur peau ! Ils m’ont donné le courage d’agir. (...)
Pendant mon internat, en 1990, j’avais travaillé à l’hôpital Antoine-Béclère. Les médecins étaient hors d’eux parce qu’ils s’apercevaient que l’Isoméride, un coupe-faim des laboratoires Servier, était à l’origine d’hypertensions artérielles pulmonaires mortelles. Cela m’avait horrifiée, ce produit commercialisé dont mes chefs me disaient qu’il était extrêmement dangereux, et Servier qui ne voulait rien savoir.
En 2007, l’hôpital de Saint-Brieuc m’a adressé à l’hôpital de Brest un patient avec la même pathologie, sous Mediator. Moi qui suis lectrice de la revue Prescrire, je suspectais que c’était une molécule dérivée de l’Isoméride. J’ai mené une enquête médico-policière pendant trois ans, à partir de 2007, et j’ai découvert qu’Isoméride et Mediator, c’était bonnet blanc et blanc bonnet.
J’ai prouvé que les effets toxiques étaient logiquement semblables et que le laboratoire Servier, qui commercialisait le Mediator depuis 1976, ne pouvait ignorer en 2007 que c’était de la mort-aux-rats. Il avait occulté des informations. J’avais l’impression d’être dans un thriller. J’exhumais les dossiers des morts comme on sort les cadavres du placard. J’ai déterré un charnier. J’avais une rage ! Je ne suis pas un médecin empêtré dans une empathie excessive, mais quand on réalise que des gens sont délibérément empoisonnés, c’est insupportable ! (...)
J’ai tiré un fil, j’ai reçu l’armoire, puis l’immeuble en pleine face. Cette histoire m’a percutée. Je suis devenue totalement obsessionnelle, rien d’autre ne comptait, cela a envahi mon champ de pensée, vidé ma vie de toute sa substance. J’ai toujours oublié mes enfants un peu partout, mais, là, c’était pire que tout… Cela a été dur pour eux. Je ne m’en occupais plus beaucoup, je ne les écoutais plus. Ma dernière, qui avait 7 ans à l’époque, m’en fait encore le reproche à 17 ans.
Et il y avait cette ombre qui pesait… Quand le sous-titre du livre a été censuré, l’un de mes fils a fondu en larmes en classe. « Ma maman va aller en prison. » Cette histoire les a marqués. Ils veulent tous être médecin, pharmacien ou chercheur en biologie, mais ils posent un regard très critique sur la recherche du profit.
En fait, je suis née deux fois : le 26 mars 1963, puis avec l’affaire du Mediator, qui a été une rupture gigantesque. Avec ce combat, c’est comme si je remboursais une dette sociale, mon enfance douce, ma vie extrêmement privilégiée auprès d’un charmant mari, polytechnicien comme mon père. (...)
A l’époque, on ne parlait pas encore de « lanceurs d’alerte ». La première fois que j’ai rencontré ce mot, c’était en anglais, « whistle blower », dans un mail injurieux à mon encontre d’un expert de l’Agence nationale de sécurité du médicament. J’étais celle « qui se prenait pour un whistle blower ». Je suis allée voir la définition sur Wikipedia, et j’ai compris que, oui, je me prenais exactement pour ça. (...)
je passe mes week-ends sur les dossiers. Depuis 2012, tout dysfonctionne. Deux ans après l’euphorie, lorsque l’affaire a éclaté, cela a été la gueule de bois. Si je ne m’en occupe pas en permanence, le couvercle se referme, des cabinets d’avocats entiers ralentissent la justice, l’indemnisation correcte des victimes… Je dois me battre dossier par dossier, et il y en a des milliers ! Et le procès pénal s’éloigne sans cesse. Je sais que j’y consacrerai les dix ans qui me restent de carrière. (...)
Les gens me disent de continuer, de ne rien lâcher, qu’ils sont derrière moi. Ils me voient comme une citoyenne en lutte contre le système qui les écrabouille. Ils savent que je suis de leur bord. Alors que je suis un peu « bourge », quand même… (...)
j’ai découvert le poids du complexe médico-industriel. La trahison des élites médicales, qui sont dans un déni de réalité par rapport au Mediator. Selon elles, il aurait fait 10 morts et non 2 000 comme validé par l’instruction pénale – moi je pense qu’ils sont encore plus nombreux. (...)
Je me fiche de mon image publique. A Dieu seul la gloire (Soli deo gloria), voilà ce que je lisais sur les partitions de Bach lorsque j’avais le temps de jouer de l’orgue à l’office. Si l’indemnisation des victimes et le procès doivent passer par une exposition médiatique, s’il faut un film, du théâtre, un opéra, on y va, je l’assume ! Moi, je dois m’occuper des victimes, aller jusqu’au bout avec elles. Que je sois glorifiée ou dénigrée n’a pas d’importance. (...)