
Quelle mémoire de la colonisation et de l’esclavage quand le président de la République refuse toute discussion ? Que penser des mobilisations antiracistes, des statues que l’on déboulonne ? On a causé avec Karfa Diallo.
Regards. Avant de commencer, pouvez-vous nous dire ce qu’est Mémoires et Partages ?
Karfa Diallo. C’est une association internationale basée à Bordeaux depuis 2011, mais aussi à Dakar au Sénégal. Cette association travaille sur la mémoire de l’esclavage, la traite, le racisme, avec une résonance au Sénégal bien sûr, mais aussi au Bénin et en Guinée, ainsi que sur toute la côte Atlantique, de Bordeaux jusqu’au Havre. (...)
Le travail que vous menez est-il différent en France et en Afrique ?
La différence essentielle, c’est sur la question du racisme. Le faire en Afrique est important pour nous parce que c’est ce continent qui a subi la saignée humaine pendant quatre siècles. En 2010, nous étions effarés de constater qu’aucun pays africain n’avait qualifié cette histoire, n’avait inscrit cette tragédie dans son corpus législatif pour dire que ce qu’il s’est passé pendant cette période est un crime contre l’humanité. En 2010, nous avions profité du cinquantième anniversaire des indépendances africaines pour sensibiliser l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade sur cet anachronisme. C’est qu’en Afrique, on a aussi des phénomènes de collaboration qui sont très tenaces, qui ont constitué aujourd’hui une sorte d’élite, descendante de ceux qui participaient à ce commerce. Ce qui fait que les chefs d’État, pris par les urgences du développement, ont toujours eu peur d’aborder cette question. L’esclavage en Afrique n’est pas un esclavage racialisé, c’est-à-dire d’explication, de construction de la supériorité d’un certain peuple sur l’infériorité des autres. La différence est là, c’est un esclavage de captivité – qui est aussi condamnable puisqu’il y a dépossession de l’identité de la personne – et, comme l’esclavage occidental, il y a transmissibilité : c’est un esclavage héréditaire. (...)
J’ai vraiment eu l’impression que le président Macron nous a vendu une posture qui de plus en plus ne tient plus face à la réalité. Qu’un président de son âge, de sa génération, qu’on aurait supposé pouvoir comprendre les exigences contemporaines de vérité et de justice, qu’un président comme cela ferme la porte à toute discussion sur un sujet aussi important, qui mobilise aussi fortement des jeunes du monde entier, oui, il y avait un sentiment de colère, mais aussi un sentiment de déception. Il me semble que, si sa position est de fermer la discussion, de refuser le débat, de ne pas admettre qu’on puisse faire justice – c’est-à-dire réparer un crime contre l’humanité en enlevant la trace de l’honneur qui a été rendu à ceux qui l’ont commis –, on aurait espérer qu’il définisse un cap, une vision, qu’il donne une réponse. On n’a eu qu’une fermeture, pas une pensée de ce qu’il s’est passé ces dernières semaines. La mort de George Floyd révèle cela, provoque ces mobilisations importantes que le président n’a pas su comprendre, ou qu’il n’a pas voulu comprendre.
C’est pourtant bien Emmanuel Macron qui avait parlé de « crime contre l’humanité » à propos de la colonisation...
Absolument, c’était un contexte électoral, il fallait donner une image moderniste et humaniste à son projet. (...)
Plus généralement, quel regard posez-vous sur la situation actuelle, des manifestations antiracistes au débat sur les déboulonnements de statues ?
Je trouve que c’est une période extrêmement stimulante dans la mesure où, de façon assez paradoxale, la mort d’un homme révèle la mort d’autres hommes, d’autres morts ces dernières années dont on n’avait pas suffisamment compris la portée : ce sont des jeunes Français qui sont morts des violences policières, Steve Maia Caniço, Adama Traoré, Lamine Dieng. Il y en a beaucoup. Mais ça restait une histoire assez marginale. On peut regretter les formes de l’influence américaine mais pour autant, sur cette question-là, on peut se féliciter que la capacité de l’Amérique à imposer cette thématique au monde puisse rejoindre des combats qui ont été menés pendant très longtemps en solitaire, ici en France. (...)
On avait l’impression que cette histoire était derrière nous et c’est pour cela que ces statues ne choquaient pas. Brutalement, on se rend compte qu’il y a beaucoup de déclarations d’intention mais très peu de mesures. Ces jeunes, on a pu les laisser encore aujourd’hui être victimes de ce racisme, de ce délit de faciès. Le rapport qui est fait avec l’histoire est, pour beaucoup, évident : interroger l’espace public et pouvoir symboliquement marquer la colère, marquer aussi une possible justice puisque cette question du racisme, de l’esclavage, de la traite, n’est pas une question morale mais une question éminemment politique : comment est-ce qu’on aménage des conditions d’épanouissement social, économique, culturel des gens qui vivent ensemble et qui sont obligés de vivre ensemble ? Cette exigence est d’abord une exigence de vérité. En déboulonnant des statues, ces gens disent « Ce sont des mensonges ces personnages que vous nous présentez-là comme étant des modèles ! Ce sont des personnages qui se sont nourris d’une idéologie raciste, violente, qui a tué des millions de personnes et qui continue de générer beaucoup de violence. » L’autre exigence, c’est la justice. (...)
l’abolition n’a pas réalisé l’égalité. Ça n’est pas parce qu’on est sorti de l’esclavage que brusquement les gens sont devenus égaux. Par rapport à Haïti par exemple, qui était la colonie la plus riche d’Amérique, la France a exigé qu’elle paye son indépendance entièrement et Haïti a payé jusqu’en 1952 ! Pour les départements d’Outre-Mer, les Antilles française, c’est pareil : l’abolition, avec le décret de Victor Schœlcher, a prévu une indemnisation des esclavagistes. Il y a quand même une question de réparation qui se pose à ce niveau-là et dont on ne parle pas. La revendication aujourd’hui, je crois qu’elle arrive à un moment où il peut y avoir une maturité des mobilisations, dans une convergence sur les questions sociales, décoloniales, écologiques. (...)
À ces histoires de statues que l’on veut déboulonner, quelle issue donnez-vous ?
La tradition républicaine française, c’est de débaptiser. Depuis sa Révolution, la France s’est amusée à chaque changement de régime à effacer toutes les traces des régimes qui avaient précédés. Au fond, les mobilisations actuelles n’inventent rien. (...)
Depuis 2009, nous avons lancé une campagne nationale sur toute la façade Atlantique : Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Le Havre, mais aussi à Marseille. On est allé régulièrement dans ces cinq villes à la rencontre des habitants, et des élus qui voulaient bien nous accorder de l’attention, pour dire « c’est une question importante, on ne peut pas passer à côté de la nécessité, sur l’espace public, de laisser un message, de montrer qu’on répare une injustice ». Sur toutes ces villes, les hommes qui organisaient et exécutaient cette activité criminelle sont des hommes qui étaient protégés, d’abord par Dieu puisque les églises étaient complices, mais aussi par la loi et par la science qui est venue justifier le racisme. On a une conjonction d’intelligence dans un but : l’exploitation des Noirs. C’est l’histoire de l’accumulation du capital, ces hommes ont constitué des capitaux, sont devenus notables, maires, présidents de chambre de commerce. Des hommes influents, qui ont laissé une trace à une époque où la conscience que nous avons aujourd’hui n’était pas la même – même si à l’époque il y avait des gens qui comprenaient et qui avertissaient. Soit on reste fidèle à la tradition française et républicaine et on déboulonne, on purifie l’espace public – à l’expérience on voit bien que ça ne règle pas les problèmes : on a déboulonné les statues des collabos après la Seconde guerre mondiale et ça n’a pas empêché la pensée d’extrême droite d’être influente –, soit on appose des panneaux explicatifs. (...)
la ville française où l’esclavage, la traite, le racisme, la colonisation a été la plus longue et la plus influente, c’est Bordeaux. Les Bordelais n’ont pas fait pas seulement la traite – être armateur, c’est court, c’est un an le temps de faire le commerce triangulaire –, mais ils étaient aussi esclavagistes – ils avaient des plantations – et colonialistes – les Bordelais ont été les premiers à exploiter les richesses africaines. Donc ça n’est pas très étonnant que ce passé-là ait généré des résistances aussi importantes aujourd’hui. (...)