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l’humanité
« Humeur noire », d’Anne-Marie Garat : enquête sur le passé dissimulé de Bordeaux
Article mis en ligne le 8 février 2021
dernière modification le 7 février 2021

Dans son dernier livre, l’autrice prend fait et cause pour la vérité historique, quant à la traite négrière qui a fait la prospérité de la ville portuaire. (...)

On apprend qu’après avoir interpellé le conservateur du musée ­d’Aquitaine, nommément cité, elle a écrit une tribune dans le journal le Monde. Si peu a bougé sur le cartel, qu’elle s’autorise à formuler ce qu’il serait « loyal d’accrocher en place du foutu petit cartel ».
La composition du livre a coïncidé avec la naissance, en de nombreux pays, d’une grande vague de colère lucide à propos de l’esclavage et du colonialisme. Quelque chose de capital aurait donc lieu dans le champ d’une mémoire historique à réécrire. Il semble qu’à ses 20 ans, le XXI e siècle ait à se pencher sur toutes les preuves d’inhumanité du passé, pour en conjurer d’autres à venir.

Lire aussi :

Anne-Marie Garat : « De quelle histoire, de quelle amnésie, j’hérite ? »

L’autrice publie Humeur noire, chez Actes Sud. Dans une réflexion profonde aux accents de brûlot, elle se penche sans peur sur l’histoire maquillée de sa ville natale, et bien au-delà. Entretien.

Anne-Marie Garat Au lieu de m’inspirer un « journal de confinement », la réclusion du Covid-19 m’a offert la temporalité lente, le délai méditatif opposés à la dictature communicationnelle, une durée propice pour interroger ce qu’on laisse d’ordinaire sur l’étagère mentale. J’avais encore sur le cœur un certain petit cartel indigne du musée d’Aquitaine, ma colère – vieille colère – ne passait pas, il me fallait en interroger la source et la nature, l’actualité. Par conséquent revisiter des passés (pas si lointains) de notre histoire commune, et le mien propre (...)

Aucune culpabilité ou repentance qui tienne – piège éculé des droites –, auto-amnistie non plus. Pas davantage de « réparation », arrogante ou penaude. Il s’agit de la réévaluation des réalités factuelles du passé par la rigueur de l’historien, par l’éducation et la culture, et par l’« imagination » comme expérience de pensée, seule faculté humaine apte à restaurer en chacun une présence du temps révolu, oublié ou dénié : à comprendre de quoi est fait notre présent, et l’avenir qui en dépend.

Si Bordeaux est mon « lieu de mémoire » personnel, si ce port a pu concentrer racisme négrier et antisémite, il n’est pas une exception : la question s’étend à l’Hexagone, à l’Europe, à l’entier espace occidental. Dont les richesses et la puissance sont fondées d’abord sur le génocide amérindien des conquêtes, puis sur l’esclavage industriel de la plantation, ingénieusement converti en indigénat colonial : sur la même prédation barbare des territoires, des ressources naturelles et humaines. L’« ​​​​​​​invention » opportuniste du Nègre au XVIIIe siècle comme espèce serve exclue de l’humanité patriarcale blanche, pure démence raciste, est légitimée au XIXe siècle par médecine et sciences humaines, autorisant travail forcé, dégradation de l’autre en déchet et tueries, le tout assurant l’expansion impérialiste de l’« espace vital » : ravage mondial. En 1907, de futurs dignitaires nazis modélisent en Afrique du Sud des « solutions finales » de bel avenir : camp de concentration, éradication de masse. Les mêmes conseillent les Turcs pour le génocide arménien. Le XXe siècle n’innove en rien, sinon à l’échelle industrielle du massacre.
Comme tout refoulé, ce crime civilisationnel ancré de longue date dans les mentalités est devenu explosif au présent. Sauf à le laisser nous dévaster encore, il n’est que temps de le contextualiser, l’étudier, l’assimiler, de le penser et de le transmettre à nos enfants, serait-ce par simple sursaut de survie face à un état du monde devenu intenable
(...)

De quoi nos musées de Sciences naturelles, nos musées de l’Homme et des Arts (premiers on ne dit plus) sont-ils saturés, et n’est-il assez édifiant que, en 2021, une collection d’artefacts africains exposée au musée d’Aquitaine puisse être benoîtement qualifiée d’« objets d’art colonial » ? (...)

Je suis d’une génération qui naît au mitan du XXe siècle où s’effondrent les empires et l’idéal humaniste des Lumières : une catastrophe (boucherie de 14-18, orgies nazie et soviétique, Hiroshima, guerres coloniales) provoquant, selon l’expression de Claudio Magris, une « crise » ou un « exil de la totalité ». Sidération culturelle et existentielle qui propage philosophies de la nausée, éclipse de la figuration picturale, théâtre de l’absurde ; et élégances de salon moquant toute militance. (...)