
Où il est question entre autres d’un million et demi de morts, beaucoup sans sépulture, et d’un autre million d’orphelins exilés, de quelques exilés de l’intérieur, de Turquie et d’ailleurs, de 1915 et de 2015, de catastrophe et de tragédie, de victimes et de héros, de survivance et de révolte, de peur et de colère, du mythe sublime et de ses méfaits, de l’humanité ordinaire et de son inaliénable dignité.
Passé trop inaperçu, au début de cette année 2015 qui marque le centenaire d’un génocide toujours pas reconnu [1], le livre de Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, est un livre important, d’une grandeur d’âme et de coeur proportionnelle à son petit format (moins de cent pages), et d’une profondeur proportionnelle à sa simplicité : ici ni jargon ésotérique, ni pose héroïque, ni pétitions de principes tonitruantes, c’est d’un simple récit qu’il s’agit. Le récit à la première personne d’une femme turque qui depuis l’enfance a croisé quelques-uns de ses fantomatiques concitoyens arméniens, survivants et héritiers du crime de 1915, ceux que la langue populaire a appelé pendant des décennies "les rebuts de l’épée", et qui a su à leur contact voir, entendre, apprendre, comprendre, et finalement se départir non seulement des attitudes de haine et de peur, encore dominantes dans la majorité morale, mais aussi de cette sympathie condescendante prévalant dans son milieu d’origine : celui de la gauche radicale.
Ce qui est admirable dans ce livre, c’est d’abord cela : la modestie et la probité, assez rare parmi les intellectuels et les militants, consistant à ne pas exposer simplement le résultat impeccable de ses expériences, de ses recherches ou de ses spéculations, mais à raconter plutôt un cheminement, avec tout ce qu’il comprend d’errances et d’erreurs. Pinar Selek ne se pose pas en militante de choc omnisciente : elle raconte comment, petit à petit, elle est sortie du déni, du mépris, de la condescendance – comment elle est devenue un peu plus consciente. (...)