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Hidroituango : désastre socio-environnemental et responsabilité internationale
Laetitia Braconnier Moreno Doctorante en anthropologie du droit - juriste en droits humains
Article mis en ligne le 8 août 2021

Ces derniers jours, plus de 4000 personnes ont été obligées de fuir les alentours d’Ituango (Antioquia, Colombie), à cause de la dispute territoriale opposant dissidences des FARC, groupes paramilitaires et acteurs économiques liés au méga-projet Hidroituango. Ce billet, co-écrit avec Isabel Zuleta, sociologue, écologiste populaire et féministe communautaire, entend porter leur voix.

Le projet hydroélectrique « Hidroituango » est mené dans le canyon du fleuve Cauca, dans le département d’Antioquia, en Colombie. Il affecte gravement ce profond canyon formé par deux chaînes de montagnes, la « centrale » et l’ « occidentale », jeunes et instables, qui protégeait la forêt tropicale sèche, un écosystème en voie d’extinction et les espèces endémiques l’habitant. En plus d’immenses dégâts environnementaux, ce mégaprojet a généré un impact sans précédent sur les populations des villages alentours, dont la plupart a souffert du conflit armé.

Créé en 2008, le Mouvement Rios Vivos est né en réponse aux abus de l’entreprise responsable du projet, et principalement aux expulsions violentes sans relogement des familles. Il dénonce le fait qu’un tel projet, bien que légal et public, et bénéficiant d’un soutien international, ne garantisse pas les droits des communautés d’habitants et les « revictimisent ». Le Mouvement s’emploie activement à défendre le territoire, sauvegarder les droits à une vie digne et à un environnement sain, et susciter une réflexion sur le modèle de développement auquel répond le projet Hidroituango, au détriment des droits les plus fondamentaux des communautés. (...)

malgré les incertitudes et les risques connus, les constructeurs ont inondé et détruit des milliers d’hectares de terres, dès le mois d’avril 2018 sans avertir les familles ayant toujours habité le territoire. De surcroît, EPM a pris la décision de commencer à remplir les tunnels en les bouchant avec du ciment, sans avoir terminé le mur du barrage, le déversoir ni même le tunnel de décharge intermédiaire qui était chargé du débit écologique.

En raison de ces graves manquements aux diligences requises en période de pluies torrentielles, l’opération a échoué.

De nombreuses familles ont été piégées par les eaux, en raison des bouchons de ciment les empêchant de circuler dans les deux tunnels de déviation, tandis qu’un troisième tunnel n’a pas résisté à la pression et s’est effondré. La population en aval du mur a été évacuée, et celle en amont secourue ; dans les deux cas, elle été abandonnée à son sort après une intervention institutionnelle minimale. (...)

La zone s’est encore déstabilisée en raison de ce remplissage soudain. Le 16 mai 2018, le tunnel qui s’était effondré s’est débouché pendant quelques minutes et a produit une avalanche. Celle-ci a détruit des maisons et des infrastructures communautaires telles que des ponts, des hôpitaux, des écoles, des églises et des cimetières comprenant parfois des sépultures de victimes du conflit armé. Les ponts bloqués ont coupé les routes entre les deux rives du fleuve Cauca. L’économie s’est effondrée : les moyens de subsistance des communautés ont été noyés, et les pêcheurs et bateliers ont perdu leur maison et leur travail. Des milliers de familles de plusieurs villages ont été livrés à une situation de misère, d’insécurité alimentaire et d’angoisse permanente, sans garantie de relogement ni moyens de subsistance décents.

Les communautés habitants le territoire de manière précaire ont perçu le blocage de ce grand fleuve comme un acte de mépris pour leur humanité et continuent depuis lors à faire face à de nombreuses insécurités. (...)

À la fin du mois de juillet 2021, plus de 4000 personnes ont été sommées par des acteurs illégaux de quitter leurs fermes, logements et bétails dans une trentaine de hameaux. Les familles se sont retrouvées confinées dans le village d’Ituango, en proie à une situation d’urgence humanitaire pendant plusieurs jours, avant de regagner leurs territoires dans un climat d’incertitude et d’insécurité.

La permanence des acteurs criminels montre, pour les communautés, que l’État, d’une part, n’a pas de contrôle sur le territoire, et d’autre part, la prédominance de la figure de l’État corporatif : la société EPM prend des décisions de toutes sortes, y compris en matière de mobilité et de sécurité.

Les communautés touchées par cette violence sociopolitique exercée par l’État se sont organisées en 2008 au sein du Mouvement Rios Vivos, une association qui regroupe 17 groupes de pêcheurs, mineurs artisanaux, paysans, femmes et jeunes. Elle s’est formée en réponse aux abus de l’entreprise de construction, et principalement aux expulsions sans relogement des familles et à l’emploi abusif de la force lors de ces expulsions. (...)

Le Mouvement a commencé par tenter d’être écouté par les entreprises et les banques, en communiquant des données concrètes sur les impacts et les risques de ce mégaprojet. Ses membres ont insisté en particulier sur le contexte du conflit armé et les implications de tels investissements dans une zone semée de mines antipersonnelle, dont l’histoire est marquée par des disputes territoriales continues entre les acteurs armés, des assassinats, des centaines de massacres, et des milliers de personnes disparues. Puis les leaders du mouvement ont commencé à exiger le retrait des investissements et la réparation intégrale des personnes déplacées.

Un projet légal et public impliquant des responsabilités internationales

Il convient de noter que le projet Hidroituango est un projet public, est exécuté par une société publique - EPM - dont la majorité des actions provient de la gobernación d’Antioquia. Or, s’opposer à un projet public a des conséqueces particulières : dans ce cas, la communauté ne prend pas le risque de s’opposer à des activités illégales, mais légales, et le rôle de l’État en tant que médiateur, protecteur et garant des droits, est dissout dans ses conflits d’intérêts. Il privilégie le possible profit au bien-être des communautés, à tel point que le système interaméricain des droits de l’homme s’est fait l’écho des revendications émanant du territoire, exhortant l’État à être le garant du droit à la vie de ces leaders.

En outre, 64 % du projet est financé par des ressources internationales telles que la Banque interaméricaine de développement (BID) et des banques privées, dont la banque française BNP Parisbas. (...)

En ce sens, tous ces acteurs participent au même « environnement de déprotection » et à « l’écosystème de violence »[1] qui oblige la population à se déplacer ou à rester sur le territoire malgré de multiples risques. (...)

Parmi les tentatives mises en œuvre pour se protéger, plus de 400 habitants de la région ont déposé en 2018 une plainte officielle auprès du mécanisme indépendant de consultation et d’enquête de la BID. Cependant, bien qu’une enquête de cinq experts internationaux soit en cours pour déterminer si le projet est conforme ou non aux politiques de la BID, ce mécanisme n’envisage pas la possibilité de résoudre le problème en profondeur et de réparer les communautés affectées. (...)

Ce conflit se situe également sur le plan socio-environnemental et culturel : il met à l’épreuve des visions concurrentes du développement ; les défenseurs et défenseuses de l’environnement et de la nature sont confrontés à ce qu’ils considèrent comme une culture majoritaire de destruction.

Au-delà des contentieux juridiques, le Mouvement invite à repenser le territoire à travers des rencontres et des actions éducatives. (...)

L’un des fondements du mouvement réside dans la reconnaissance des connaissances ancestrales des communautés, ce qui, dans la pratique, permet la récupération effective des écosystèmes.

Les dommages territoriaux, ainsi que l’inondation des corps des personnes disparues, affectent également la vie spirituelle[2]. Pour y faire face, les participants du Mouvement ont inscrit dans leur répertoire d’action des initiatives accompagnant le deuil et la recherche de personnes victimes de disparitions forcées. Ríos Vivos cherche aussi à susciter une réflexion sur les dommages et les représailles qui continuent d’être subis dans les territoires.

Des mécanismes autonomes pour protéger la vie

Bien que ces espaces de dialogue et réflexion constituent un premier pas vers leur respect et leur protection, la communauté n’a pas été accompagnée dans ce sens. La question de la sécurité est l’un des autres défis qu’elle doit elle-même prendre en charge. (...)

Ce besoin de protection collective se situe en rupture avec les mesures individuelles prévues par les entités étatiques compétentes pour protéger les leaders, lesquelles sont insuffisantes lorsque les personnes travaillant dans un collectif sont menacées. Cette incompréhension institutionnelle a conduit la « coordination du territoire », composée des principaux responsables du Mouvement, à élaborer un plan collectif d’anticipation des situations à risque. C’est ainsi qu’ils ont consolidé une stratégie autonome de protection humanitaire, dans une ferme de la municipalité de Tolède, où résident des dirigeants menacés. (...)

Au-delà des mécanismes de protection matérielle, ils exhortent l’adoption de mesures politiques différentielles s’adaptant aux particularités du territoire, afin de générer un environnement protecteur. Ces mesures politiques sont considérées comme les seules susceptibles d’impulser les changements structurels requis.

Le Mouvement cherche finalement à positionner dans l’opinion publique une réflexion sur la politique minière et énergétique colombienne et le modèle de développement dominant. (...)