
Parmi les philosophes, il en est des discrets. Celui-ci, après avoir effectué toute sa carrière à l’université de Nanterre où il a enseigné la linguistique et la littérature anglaises, vit aujourd’hui de l’autre côté de la Manche, en Cornouailles, d’où il continue de lire et d’écrire, pour notre plus grand bonheur à tous. Auteur d’une formidable thèse sur le nonsense, hélas encore largement inédite , il a publié une douzaine de livres – en anglais comme en français, la plupart ayant été traduits en plusieurs langues –, parmi lesquels il conviendra de citer son essai sur le nonsense , son analyse magistrale de la philosophie du langage de Deleuze ainsi que celle de Marx , plusieurs études sur la violence et la force du langage , et quelques-unes encore consacrées à ses auteurs et ses œuvres de prédilection
Le livre qui paraît ces jours-ci aux éditions Amsterdam constitue à certains égards une synthèse très réussie des recherches que Jean-Jacques Lecercle poursuit depuis le début des années 1990. Le thème de l’interpellation, mis au centre de la réflexion, avait déjà fait l’objet d’une élaboration dans l’essai consacré à la philosophie marxiste du langage, sans que sa liaison avec les nombreux autres thèmes abordés par l’auteur soit toutefois élucidée. C’est ce à quoi il s’emploie ici, en offrant de cette manière aux lecteurs peu familiers de ses travaux une entrée privilégiée dans son œuvre. (...)
Hé, vous, là-bas !
De quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’interpellation ? Le mot est ambigu en français et peut recevoir deux sens : un sens politique (la police, dira-t-on, a procédé à plusieurs « interpellations »), et un sens parlementaire (l’opposition a « interpellé » le ministre). Le sens policier implique hiérarchie et rapport de forces : l’interpellé subit, il est assujetti aux autorités qui l’arrêtent, tandis que l’interpellant, lui, est une dans une position dominante en tant qu’il est investi de l’autorité de l’Etat. Le sens politique en revanche implique une forme d’égalité : l’interpellé est certes mis en demeure de répondre, mais il est dans une position dominante face à l’interpellant (l’un est ministre, l’autre simple député ; l’un est membre de la majorité parlementaire, l’autre de l’opposition, par définition minoritaire). L’une des thèses que soutient Jean-Jacques Lecercle dans ce livre consiste à dire que les deux ambiguïtés qui affectent le mot d’interpellation se répondent, de sorte que l’interpellation demande à être interprétée comme un processus dialectique faisant passant d’un sens à l’autre, d’une interpellation à une contre-interpellation, du statut de sujet assujetti à celui de sujet libre. (...)
« Nous suggérons alors que l’idéologie « agit » ou « fonctionne » de telle sorte qu’elle « recrute » des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou « transforme » les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l’interpellation, qu’on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : « hé, vous, là-bas ! ». Si nous supposons que la scène théorique imaginée se passe dans la rue, l’individu interpellé se retourne. Par cette simple, conversion physique de 180 degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait « bien » à lui, et que « c’était bien lui qui était interpellé » (et pas un autre). L’expérience montre que les télécommunications pratiques de l’interpellation sont telles, que l’interpellation ne rate pratiquement jamais son homme : appel verbal, ou coup de sifflet, l’interpellé reconnaît toujours que c’était bien lui qu’on interpellait. C’est tout de même un phénomène étrange, et qui ne s’explique pas seulement, malgré le grand nombre de ceux qui « ont quelque chose à se reprocher », par le « sentiment de culpabilité » (...)
Le point intéressant de cette analyse tient à ce qu’elle met bien en lumière qu’il n’y a pas d’interpellation qui ne suscite, au moins potentiellement, une contre-interpellation. Un sujet assigné à telle ou telle place, à tel ou tel rôle, à telle ou telle identité, a toujours la possibilité de contre-interpeller, c’est-à-dire d’accepter ou de refuser le jeu, de retourner les marqueurs d’interpellation à leur envoyeur, de répondre du tac au tac.
Théorie de la contre-interpellation
L’élucidation de cette grammaire de la contre-interpellation donne lieu à des pages remarquables consacrées à cette forme singulière d’assignation identitaire qu’est l’insulte. Insulter quelqu’un, c’est étymologiquement, lui sauter dessus (insaltare). Soit l’injure quotidienne : « espèce d’abruti ». L’attaque de l’insulte consiste ici en une généralisation qui tend à faire non seulement de la personne visée un « abruti », mais, ce qui est pire encore, un cas typique de l’espèce. L’insulte nie donc l’individualité de l’individu au moment même où elle l’interpelle en sujet, et peut en ce sens être tenue pour la forme paroxystique de l’interpellation langagière (...)
S’il est vrai que la langue m’interpelle en m’imposant ses règles, il importe de dire que je la contre-interpelle en la pratiquant avec mon style inimitable – contre-interpellation absolument essentielle, qui vaut d’une certaine manière pour toutes les autres