
L’historien regrette les usages antihistoriques du passé par l’extrême droite, mais aussi les politiques de consensus mémoriel des gouvernants. Alors que l’histoire pourrait être une ressource vive, elle est selon lui davantage utilisée comme une « digue » dans le champ politique, face au changement et aux défis contemporains.
« Gardons-nous de manipuler l’histoire. » Cette mise en garde a été émise mercredi 8 décembre par Emmanuel Macron, évoquant les propos d’Éric Zemmour sur le rôle du maréchal Pétain durant la Seconde Guerre mondiale. L’alerte du chef de l’État serait davantage audible s’il n’avait pas lui-même abandonné sa prudence initiale à l’égard des enjeux historiques et mémoriels au profit de sorties indicatrices d’une crispation identitaire (lire notre article).
Ces dernières n’ont évidemment pas la même gravité que le révisionnisme assumé par le polémiste et candidat d’extrême droite, dont l’annonce de candidature propageait la vision fantasmatique d’une France de mille ans minée par l’immigration et le multiculturalisme.
Mais en estimant, par exemple en septembre 2020, qu’« on ne choisit jamais une part de France, [et que] c’est pour cela qu’on ne déboulonne pas de statue », le président s’inscrivait dans une logique pseudo-consensuelle, fermée à toute remise en cause de la valorisation dans l’espace public de personnalités liées au passé colonial et esclavagiste du pays. Ce faisant, il endossait une conception unitariste du passé, là où les points de vue mériteraient d’être confrontés sans qu’une parole officielle n’éteigne d’emblée le débat. (...)
Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire moderne à Paris 1, a été partie prenante du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), fondé en 2006 à la suite d’une loi ayant prétendu faire reconnaître dans les programmes scolaires « le rôle positif de la présence française outre-mer ».
L’an dernier, il a publié Histoire chez Anamosa, dans la collection « Le mot est faible ». « En se faisant passer pour la seule capable de lutter contre les “extrêmes”, y écrit-il, la politique du consensus mémoriel a joué son rôle dans le retournement des références historiques, ouvrant paradoxalement un boulevard à ceux qui prospèrent sur la mise en charpie de l’histoire : les nationalismes. » Avant que la campagne présidentielle ne batte son plein, Mediapart a souhaité s’entretenir avec lui.
Même certains de ses adversaires reconnaissent à Éric Zemmour son goût pour l’histoire. Sans même parler des thèses révisionnistes dont il s’est fait le relais, vous affirmez cependant que les discours identitaires sont « la mort de l’histoire ». Expliquez-nous pourquoi.
Guillaume Mazeau : L’identité, quand elle est défendue sous un jour essentialiste et fixiste, est tout simplement le contraire de l’histoire. Celle-ci consiste en effet à étudier les changements, les discontinuités, et la façon dont les sociétés humaines composent et recomposent en permanence leurs identités. Éric Zemmour n’utilise le passé que pour imposer une vision exclusive, et d’exclusion, de l’identité française. En ce sens, sa démarche est profondément antihistorique.
Il est l’héritier d’une tradition ancienne de l’extrême droite française en la matière. Ses appels du pied à la mémoire pétainiste, sa remise en cause des faits établis sur l’affaire Dreyfus témoignent sans ambiguïté de son inscription dans cette tradition. (...)
Les programmes scolaires, sur le très long terme, sont pensés comme des instruments de la fabrique du citoyen. Comme si, encore une fois, l’instruction allait créer du vivre-ensemble et permettre de transmettre les « valeurs de la République » – une notion d’ailleurs floue, contrairement aux principes qui sont inscrits dans la Constitution, et pour la bonne raison qu’elles doivent rester en discussion permanente.
De ce point de vue, on est globalement restés dans la tradition du roman national. Certes, il faut reconnaître que celui-ci s’est beaucoup ouvert : la place des femmes et des espaces extra-européens y est notamment beaucoup plus forte qu’auparavant. Mais il n’est pas anodin que ce soient surtout les « grandes femmes » qui se retrouvent mises en avant, de manière conforme à une conception méritocratique de l’histoire.
Surtout, sous Macron et son ministre Jean-Michel Blanquer, on a assisté à une composition beaucoup plus contrôlée du conseil supérieur des programmes : c’est un verrouillage assumé.
Une fois dit tout ceci, il y a la mise en œuvre. Fort heureusement, l’effet prescripteur des programmes reste modulé par l’appropriation des enseignants et des élèves. On ne peut donc pas dire qu’il y ait une histoire officielle qui serait assénée à ces derniers. (...)
L’usage politique du passé est aussi vieux que l’exercice du pouvoir, et il fait partie de la libre expression démocratique. Il n’a jamais été question, pour les historiens, d’agir comme des censeurs ou des donneurs de leçons. Il arrive d’ailleurs que l’interventionnisme politique soit utile, par exemple lorsque des lois mémorielles viennent réguler la liberté d’expression, contre la falsification ou le négationnisme, qui heurtent des gens bien vivants. Mais il faut limiter ces lois au strict minimum car il ne s’agit pas de brider d’autres libertés.
Les historiennes et les historiens sont là pour aider à lire et décrypter les usages du passé. Aucun roman national n’est de l’histoire et aucun ne sert l’émancipation (...)
Et il y a du travail : depuis les années 1960-1970, la valeur politique et sociale du passé a en quelque sorte augmenté. Il a été surinvesti d’importance, comme en témoigne la sacralisation du patrimoine, depuis les politiques publiques jusqu’aux initiatives de l’animateur Stéphane Bern. Il y a malgré tout un pendant positif de ce phénomène, avec l’expression de différences et une appropriation de l’histoire « par en bas ». (...)
Tous les jours il y a des usages collectifs de basse intensité de l’histoire. Ça vit ! Je pense à certains youtubeurs, qui ont certes leurs biais et doivent être soumis à la critique, mais ont le mérite de faire passer beaucoup de savoirs, avec une dimension interactive intéressante sur leurs chaînes.
Je me suis aussi intéressé aux mèmes, ces contenus viraux qui détournent des tableaux et des citations : cela peut paraître insignifiant mais il y a de l’intelligence dans leur production et leur usage, et il ne faut pas mépriser la façon dont ils permettent de transmettre une mémoire et des références.
On peut aussi évoquer les associations reconstitutionnistes (de certains événements, certaines manières de vivre), ou encore les fêtes historiques. Elles sont parfois caricaturées comme des trucs de réactionnaires, mais c’est inexact. Tout n’est pas formidable, mais voilà des gens qui parlent du passé, le mettent en scène et le font comprendre. J’appelle cela faire de l’histoire. (...)
L’histoire, comme science et comme discipline, c’est d’abord une méthode, sur laquelle on peut compter pour établir et analyser des faits. Cela implique de travailler sur des sources, de les croiser, de rendre publics les résultats… Vient ensuite le moment de l’interprétation. Car cette méthode ne vise pas à construire une vérité infaillible mais à s’assurer d’une base commune de discussion.
La science n’est jamais neutre, et les historiens ne sont pas des êtres détachés du monde. Ceux qui le prétendent n’assument pas la façon dont leur trajectoire biographique et leurs préférences idéologiques colorent inévitablement leur travail.
Ce qui me préoccupe davantage, une fois admise la dimension politique de l’histoire, même scientifique, c’est la façon dont notre profession doit intervenir dans l’espace public. Nous sommes incités à construire des carrières qui nous éloignent du terrain et du public, à travers des publications très normées, la course aux financements de projets, la récompense étant souvent d’être libéré d’heures d’enseignement…
En réalité, le public amateur d’histoire a augmenté. Le livre n’étant pas toujours la meilleure manière de transmettre dans l’espace public, il faut aller à sa rencontre autrement – pas pour trouver un nouveau marché, mais parce que c’est notre fonction sociale. (...)