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Grève de la dette : après le jubilé
Article mis en ligne le 17 septembre 2012
dernière modification le 14 septembre 2012

Des militant-e-s d’Occupy Wall Street lancent ces jours-ci un appel à la "grève de la dette" : ils entendent constituer un vaste mouvement d’endetté-e-s qui refusent de continuer à rembourser les banques. L’objectif ? Mettre en évidence la centralité de la dette dans la domination qu’exercent les 1% sur les 99%. David Graeber imagine dans cet article ce que serait une société de l’après dette.

(...) Si vous regardez comment les choses se présentent sur le papier, le monde est innondé par la dette. Tous les gouvernements sont endettés. La dette des entreprises atteint des sommets historiques. Il en est de même pour ce que les économistes appellent « la dette des ménages » – autant par le nombre de personnes qui sont dans le rouge, qu’en raison des montants considérables qu’elles doivent. Il y a un consensus parmi les économistes pour dire que c’est un immense problème, même si, comme toujours avec les économistes, ils ne sont pas d’accord pour expliquer pourquoi. Dans la vision dominante, conventionnelle, ce surendettement des États, des entreprises et des ménages, est tellement important qu’il étouffe le reste de l’activité économique.

Nous devons réduire toutes ces formes d’endettement, nous disent-ils, soit en augmentant les impôts que paient les gens ordinaires, soit en réduisant les services (seulement pour les gens ordinaires, ne l’oubliez pas – les économistes dominants sont en effet payés pour trouver des raisons pour lesquelles personne ne devrait jamais faire ce genre de chose aux riches). D’autres élites soulignent que la dette nationale, en particulier dans le cas de pays comme les États-Unis, n’est en rien comparable à la dette individuelle, parce que le gouvernement des Etats-Unis pourrait éliminer la totalité de sa dette en une nuit, en ordonnant simplement à la Réserve Fédérale d’imprimer de la monnaie et de la donner au gouvernement.

Sans aucun doute, les lecteurs vont objecter « mais justement, si vous imprimez des milliards de dollars, est-ce que ça ne créera pas une vive inflation ? » Eh bien, en théorie, c’est ce qui devrait se passer. Mais il semble qu’ici, la théorie est imparfaite, puisque c’est précisément ce que le gouvernement est en train de faire : il a imprimé des milliards de dollars, et jusqu’à présent, cela n’a eu aucun effet inflationniste notable.

La politique du gouvernement états-unien, sous Bush comme sous Obama (sur ces questions, la différence politique entre les deux est infime) a été d’imprimer de la monnaie et de la distribuer aux banques. (...)

Le problème, c’est que ça n’a pas marché. Qu’il s’agisse de faire redémarrer l’économie ou de créer de l’inflation. En premier lieu, les banques n’ont pas investi l’argent. Elles l’ont généralement prêté en retour au gouvernement, ou l’ont déposé à la Réserve Fédérale, qui les a rémunérées, pour le simple fait de le garder au chaud, à un taux d’intérêt supérieur à celui qu’elle faisait payer à ces mêmes banques pour l’emprunter. (...)

Ce n’est sans doute pas très surprenant, dans la mesure où la Réserve Fédérale est précisément dirigée par les banquiers mêmes auxquels elle prête de l’argent.
(...)

La conclusion est tellement évidente que même les élites commencent à l’admettre de plus en plus – du moins cette minorité d’entre elles qui se préoccupe de la viabilité à long terme du système (plutôt que de n’être concernée que par son propre enrichissement à court terme) : il faudra bien qu’il y ait des formes d’annulation massive de la dette. Et pas uniquement des dettes des riches, qui peuvent toujours être annulées d’une manière ou d’une autre si elles deviennent trop gênantes, mais aussi de la dette des citoyens ordinaires. En Europe, même les économistes professionnels commencent à parler de « jubilés », et la Fed elle-même a récemment publié une note blanche recommandant une annulation massive de la dette hypothécaire. (...)

lorsque la principale source de richesse d’une classe dirigeante n’est plus la capacité à faire quoique ce soit, ou même à vendre quoique ce soit, mais une série d’arnaque au crédit menée avec l’appui du gouvernement, elle doit fortement compter sur chaque mécanisme qui contribue à tendre vers une légitimation du système. C’est pourquoi les trente dernières années de « financiarisation » se sont accompagnées d’une offensive idéologique sans précédent dans l’histoire humaine, pour convaincre que les arrangements économiques actuels – qu’elle a bizarrement nommé « le libre marché » alors même qu’ils ne fonctionnent presque exclusivement que grâce au fait que le gouvernement donne de l’argent aux riches – ne représentent pas le meilleur système économique mais le seul système qui puisse exister, à l’exception éventuelle du communisme à la mode soviétique. On a mis plus d’énergie pour convaincre les gens que ce système est moralement justifié, et qu’il est le seul système économique viable, que pour créer effectivement un système économique viable (comme l’a prouvé le quasi-effondrement de 2008). La dernière chose que veulent les 1%, alors que l’économie mondiale continue à tituber de crise en crise, c’est abandonner l’une de leurs armes morales les plus puissantes : l’idée que les honnêtes gens honorent toujours leurs dettes. (...)

le vrai fardeau de la dette que nous passons aux générations futures : le fardeau de devoir travailler encore plus dur, tout en consommant plus d’énergie, en dégradant l’écosystème planétaire et, en définitive, en accélérant le catastrophique changement climatique, au moment même où nous avons désespérément besoin de le renverser. Vue sous cet angle, une annulation de la dette pourrait être la dernière chance que nous avons de sauver la planète. Le problème, c’est que les conservateurs s’en fichent, que les libéraux sont encore prisonniers de leurs rêves impossibles de retour aux politiques économiques keynésiennes des années 50 et 60, qui fondaient la prospérité sur une expansion économique continue. Nous allons devoir inventer une politique économique d’un genre entièrement différent. (...)

Le changement réel et durable vient toujours d’en bas. En 2001, le monde a connu les premiers frémissements d’une insurrection globale contre l’empire actuel de la dette. Ces frémissements ont à peine commencé à changer les termes du débat. La perspective d’une annulation massive de la dette nous offre une opportunité unique de transformer cette impulsion démocratique en refondation des valeurs, vers un compromis authentiquement viable avec la Terre. Il n’est pas sûr qu’il y ait déjà eu un moment politique avec autant d’enjeu. (...)