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CNRS
Gérard Noiriel, pour une histoire vue des classes populaires
Gérard Noiriel Une histoire populaire de la France De la guerre de Cent Ans à nos jours Parution : 19/09/2018 Format papier : 832 pages 28.00 € + port : 2.80 € Format numérique 21.99 € Editions Agone
Article mis en ligne le 27 juin 2019
dernière modification le 26 juin 2019

Comment votre intérêt pour l’histoire et la sociologie est-il né ?

Gérard Noiriel1 : Je suis vosgien d’origine, et c’est justement l’une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé aux questions de migration et de stigmatisation. J’avais 6 ans lorsque mes parents ont déménagé en Alsace. À cette époque, à la fin des années 1950, dans les petites villes, les Alsaciens ne parlaient pas français entre eux. Je vivais dans cet environnement comme un étranger. De plus, mes parents étaient athées, alors que la religion était extrêmement présente, même à l’école, puisque l’Alsace et la Moselle étaient allemandes en 1905 et n’ont donc pas été concernées par la loi sur la laïcité. Il y avait aussi des raisons sociales : nous étions une famille modeste et nombreuse. En raison de ce cumul, j’ai fortement ressenti une forme d’exclusion. Le paradoxe c’était que les petits Alsaciens considéraient ceux d’ailleurs comme les « Français de l’intérieur ». J’étais donc à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Ce double bind suscite des dispositions pour la sociologie !

Lors des luttes de Longwy, j’ai été frappé par le décalage entre l’effervescence d’une mobilisation menée par ceux d’en bas et la difficulté que rencontraient les porte-parole pour en rendre compte (...)

Ce ne sont pas des raisons intellectuelles qui m’ont poussé à continuer mes études, mais la volonté de retarder le plus possible mon entrée dans la vie active. C’était ma manière d’interpréter les paroles d’une chanson de Bernard Lavilliers : « On a cherché toutes les combines pour échapper aux grandes usines. » Vu que mes deux frères étaient ouvriers, ce n’était pas abstrait comme menace. C’est seulement à la fac que s’est révélée ma vocation de chercheur, quand j’ai découvert qu’on pouvait en faire son métier… Aujourd’hui, toute une série de passerelles qui existaient quand j’étais jeune ont disparu. Ça veut dire que certains relais manquent.

C’est pour cela que j’ai fondé l’association Daja, un collectif qui regroupe des artistes, des chercheurs en sciences sociales et des militants, dans l’idée de renouveler l’éducation populaire et l’éducation civique, notamment sur la question du racisme. Notre premier projet, une conférence théâtrale sur l’histoire du clown Chocolat, a permis de faire redécouvrir le destin extraordinaire du premier artiste noir de la scène française. J’ai publié deux livres sur lui et un producteur de cinéma s’est intéressé au sujet pour en faire un film avec Omar Sy dans le rôle-titre. Actuellement, nous organisons des « conférences gesticulées », une autre façon de transmettre le savoir dans des langages qui peuvent être compris par des gens qui ne lisent pas de livres. (...)

J’ai toujours été très préoccupé par la question de l’utilité de la science historique. C’est pourquoi je me suis efforcé de mettre mon travail à la disposition d’un public dépassant le cercle des spécialistes. Je me suis par ailleurs demandé quelle était notre part de responsabilité à nous, « intellectuels de gauche », dans l’évolution assez inquiétante de notre vie politique. Lors des luttes de Longwy, j’avais été frappé par le décalage entre l’effervescence d’une mobilisation menée par ceux d’en bas et la difficulté que rencontraient les porte-parole pour en rendre compte. La sociologie de Pierre Bourdieu m’a aidé à voir plus clair dans ce genre de problèmes. (...)

L’historien qui isole les classes populaires sans jamais rien dire de leurs relations avec les dominants ne peut pas comprendre comment les sociétés se transforment au fil du temps (...)

Au début de mes études supérieures à Nancy, bien que la Lorraine ait été un haut lieu de migrations, personne ne s’occupait de ces questions. Si on ne travaillait pas sur Jules Ferry ou Henri Poincaré, on n’avait guère de possibilités pour faire une thèse sur place. C’est pourquoi je me suis inscrit à l’université Paris-8 et j’ai demandé à l’historienne Madeleine Rebérioux de diriger ma thèse. Malgré l’importance des

questions d’immigration dans l’histoire contemporaine de la France, elles étaient ignorées des historiens et laissées aux sociologues. J’ai contribué depuis, avec d’autres, à légitimer le sujet.

Vous vous définissez « socio-historien »…
G. N. : C’est un champ de recherches au croisement entre deux disciplines mères : d’un côté l’histoire, qui éclaire l’historicité du monde dans lequel on vit ; de l’autre la sociologie, qui s’intéresse au lien social, en se demandant comment on passe de l’individu aux groupes. Pour développer mes travaux, je me suis beaucoup appuyé sur l’œuvre du sociologue Norbert Elias, car il est à mes yeux un des pères fondateurs de la socio-histoire. (...)

Pour moi, le « populaire » n’est pas l’équivalent de la « classe populaire » ; le populaire se construit dans le cadre des relations de pouvoir qui lient les dominants et les dominés, ceux d’en haut et ceux d’en bas. Mais dans mon langage, l’expression « relations de pouvoir » n’est ni péjorative ni dénonciatrice. Ces relations peuvent déboucher sur de la solidarité ou de la domination, car l’on rencontre les deux dans l’histoire, comme l’explique Max Weber. À partir de là, je montre que même la définition que les classes populaires donnent d’elles-mêmes est fabriquée en bonne partie par le regard dominant. Il n’y a jamais de séparation absolue car les classes populaires ne vivent pas sur une île déserte. Donc l’historien qui va isoler ces classes sans jamais rien dire de leurs relations avec les dominants ne peut pas comprendre comment les sociétés se transforment au fil du temps. (...)

Votre histoire populaire commence à la guerre de Cent Ans, mais pourquoi la faites-vous se terminer avec Emmanuel Macron ?
G. N. : J’ai conclu mon étude en examinant la façon dont Emmanuel Macron a eu recours à l’histoire dans son livre-programme, paru en 2016, intitulé Révolution. L’une des finalités de la socio-histoire est d’aider à comprendre le présent. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai privilégié, dans mon livre, l’étude de problèmes qui sont au cœur de notre monde contemporain : la remise en cause de l’État-providence, le libéralisme et les migrations importantes actuellement, dont je fais la genèse. J’ai constaté que dans l’ouvrage d’Emmanuel Macron, les classes populaires sont absentes. Son credo, ce sont les classes moyennes. Cette vision de l’histoire explique en partie, selon moi, le ressentiment populaire que l’on a pu observer à son égard depuis le début du mouvement des Gilets jaunes. (...)

lire aussi la présentation du livre par l’éditeur :
Gérard Noiriel
Une histoire populaire de la France