
Que s’est-il passé le 21 janvier dans l’usine Lubrizol de Rouen, pour que des émanations de gaz se propagent sur plus de huit départements, provoquant panique des habitants et saturation des services de secours ? Pourquoi les autorités publiques et l’entreprise ont-elles communiqué si tardivement sur le caractère « inoffensif » de cet incident ? Et pourquoi aucun Plan de prévention des risques technologiques n’a-t-il été validé pour cette usine classée Seveso, dont certains dispositifs de sécurité sont pourtant jugés insuffisants ?
Le site de Lubrizol est classé Seveso « seuil haut » – les sites industriels les plus dangereux – depuis le 10 août 2009. Les émanations ne présenteraient pas de risques pour la santé, affirme le ministère de l’Intérieur, du fait d’« un seuil de concentration très faible » du gaz. Aucun chiffre n’a pour le moment été communiqué.
« Pourquoi la fuite n’a pas été maitrisée avant émanation ? De quel gaz précis s’agit-il ? Quelles concentrations ont été mesurées par rapport aux normes concernées ? », demandent les responsables locaux d’Europe écologie - Les verts (EELV), qui dénoncent « cette situation surréaliste en matière de gestion des risques industriels ». Ils critiquent également la « désinformation officielle », « qui provoque angoisse, rumeur et désorganisation », notamment des services d’urgence saturés d’appels.
Un gaz vraiment « non toxique » ?
En cause : le mercaptan ou méthanéthiol, un gaz très malodorant. Il est utilisé notamment comme marqueur olfactif pour le gaz de ville, afin de repérer les fuites éventuelles, et dans la fabrication de pesticides et d’antioxydants. Sa forte odeur est perceptible à de très faibles concentrations, qui seraient inoffensives selon les autorités. Le produit est pourtant classé comme « toxique par inhalation » et « dangereux pour l’environnement », par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
Il peut provoquer une irritation des yeux, des muqueuses respiratoires et de la peau. En cas d’intoxication aigüe, des irritations pulmonaires peuvent entraîner des problèmes rénaux, des nausées, des vomissements et des diarrhées, voire des troubles de la respiration [1].
« Le produit n’est absolument pas toxique », affirme pourtant l’entreprise, qui cherche toujours à déterminer les causes de l’incident. « Nous avons eu, lundi matin, une instabilité sur un de nos produits qui était contenu dans un de nos bacs. Cette instabilité provoque un dégagement d’odeur, fortement incommodante. Ce n’est pas une fuite, c’est en fait une réaction chimique instable actuellement », a expliqué sur Europe 1 Nathalie Bakaev, chargée de la communication de Lubrizol. « L’incident n’est pas encore complètement terminé. On est encore en phase de neutralisation. On a bon espoir que ça se termine dans la journée », a-t-elle déclaré. L’entreprise ne précise pas combien de ses 250 salariés étaient présents sur le site au moment de l’incident et s’ils ont été soumis à des expositions dépassant les valeurs limites.
Un incident prévisible ? (...)
Deux camions laboratoires de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) ont été envoyés sur le site mardi après-midi – soit 30 heures après l’incident ! – pour mesurer les concentrations de mercaptan dans l’air...
L’usine de Lubrizol a fait l’objet d’un rapport de l’Inspection des installations classées, le 25 mai 2010. Le rapport énumérait les types d’accidents possibles et leurs effets : explosion d’une citerne de propane, incendie dans un bâtiment de stockage, ou « dispersion atmosphérique d’un nuage toxique ». « Le niveau de maîtrise des risques de cet établissement peut être considéré comme acceptable », concluait le rapport. Les inspecteurs émettaient cependant quelques réserves, refusant de valider plusieurs dispositions de l’entreprise, en particulier en cas d’émanation de gaz toxique (...)
Selon la base de données Aria du ministère de l’Ecologie, une cinquantaine de fuites de mercaptan ont été répertoriées en France depuis 1988. D’autres incidents se sont produits sur ce site de l’usine Lubrizol. En avril 2003, une explosion, suivie d’un incendie, a eu lieu dans un réacteur de fabrication de dispersants de l’usine. Celle-ci a été mise à l’arrêt le 21 janvier 2013, en attendant les conclusions de l’enquête en cours. Lubrizol France, filiale de Lubrizol Corporation (Ohio), appartient depuis 2011 à la holding Berkshire Hathaway, 8ème entreprise mondiale [3], dirigée par le multimilliardaire Warren Buffett. Pas sûr que le nouveau propriétaire sera plus attentif aux risques industriels de cette usine, située dans une dense zone urbaine.