
#EtAprès. Pour réfléchir à la période qui succédera à la crise du coronavirus, franceinfo donne la parole à des intellectuels, experts et activistes. Premier grand entretien avec Valérie Masson-Delmotte, climatologue et coprésidente du groupe n°1 du Giec.
Depuis quelques semaines, la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte comprend un peu mieux son collègue chinois Panmao Zhai. "Il me disait que ce qui était important dans le confinement, c’était de regarder pousser ses plantes. Sur le coup, cela m’avait fait beaucoup rire, mais je vois parfaitement ce qu’il veut dire", raconte celle qui prend régulièrement des photos des fleurs et insectes de son jardin de l’Essonne depuis le 17 mars.
Cette figure de la communauté scientifique et climatique mondiale n’a en réalité pas beaucoup de temps pour la contemplation. Le Giec, ce groupe d’experts international sur le changement climatique dont elle copréside le groupe 1, doit rendre un nouveau rapport l’année prochaine et c’est toute une logistique scientifique, répartie sur les cinq continents, qu’il faut continuer de faire tourner malgré l’épidémie. Le Haut Conseil pour le climat, où elle siège également, prépare ses préconisations pour la relance. (...)
Valérie Masson-Delmotte : Notre laboratoire est fermé depuis 26 jours. L’université Paris-Saclay, dans laquelle mon équipe pour le Giec est située, est également fermée. C’est télétravail à la maison, comme pour beaucoup de gens. Nous habitons en banlieue parisienne, nous sommes deux adultes en télétravail et deux étudiantes en télé-études. Nous avons donc réorganisé notre séjour en espace de travail commun. Là, je m’isole dans la chambre à coucher-buanderie pour les appels sans déranger les autres. Et puis nous nous serrons les coudes, avec les voisins, la famille, les collègues, je pense comme beaucoup de gens. (...)
Pour le groupe 1 du Giec, celui qui porte sur les bases physiques – ce qui est observé à grande échelle, quelle est la cause des changements observés, quels sont les mécanismes à l’œuvre et quelles sont les implications pour les évolutions futures à court, moyen, long terme, au niveau global comme régional –, nous sommes dans une phase assez avancée de préparation de notre évaluation. Il faut bien expliquer que le Giec ne produit pas de connaissances nouvelles et ne fait pas de recommandations. Il passe en revue les éléments scientifiques de sorte à dégager, sur la base des publications des données et de manière transparente, ce qui est clairement établi, ce qui est émergent, d’expliciter aussi parfois les termes des controverses scientifiques quand les données ne sont pas cohérentes, les modèles imparfaits ou la compréhension des mécanismes imparfaite. Il évalue également les verrous, les limites des connaissances scientifiques.
Les auteurs de ce rapport sont 230 personnes, de 60 pays différents. Nous avons une petite équipe support, avec mon collègue coprésident chinois et moi-même, d’une dizaine de personnes à Saclay et Pékin. Nous en sommes à la deuxième version de notre projet de rapport. Il est organisé en 12 chapitres et présente un atlas interactif pour naviguer dans l’information climatique en fonction des centres d’intérêt, des régions et des échelles de temps. (...)
Nous sommes devant une crise sanitaire très grave, qui va s’accompagner d’une crise économique, sociale et financière. Il n’y a rien de réjouissant là-dedans. La baisse d’émissions associée à l’arrêt forcé de toute activité industrielle, économique et de transport, ce n’est pas du tout cela dont nous parlons quand nous parlons de l’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, renforcer la résilience de nos sociétés ou réduire la pression sur les écosystèmes.
Nous ne parlons pas du tout d’arrêter les choses de manière forcée. Nous parlons d’utiliser toute l’innovation technologique et sociale, toute l’intelligence collective pour agir sur la manière dont nous produisons les choses et nos choix de consommation, de sorte à réduire, de manière importante, tenace dans la durée, les pressions que nous exerçons sur l’environnement tout en nous permettant de vivre mieux, de vivre dignement. C’est très différent, il ne faut surtout pas faire de confusion par rapport à la situation actuelle.
Par contre, c’est vrai, je le vois dans le groupe de discussion avec mes voisins que nous avons mis en place sur WhatsApp pour l’entraide et la solidarité, les gens se rendent compte du bien-être qu’apporte moins de bruit, du bien-être qu’apporte une qualité de l’air meilleure, même si cela peut encore s’améliorer en banlieue parisienne. Ils soulignent également le fait d’entendre le bruit des oiseaux et des insectes, masqués par le vrombissement constant, que ce soient des bruits d’avions ou d’automobiles. (...)
Tout ce que nous observons avait été correctement anticipé depuis plus de 30 ans par les travaux de ma communauté scientifique. Pendant longtemps, cela n’a pas été perçu comme un risque immédiat. (...)
Si nous voulons contenir le réchauffement à un niveau bas, ce ne sont pas seulement ces transformations un peu systématiques qui sont nécessaires. C’est aussi la question des choix de consommation et des styles de vie. Si la demande mondiale ne fait qu’augmenter pour l’énergie, pour les produits non renouvelables ou pour une alimentation qui a une forte empreinte carbone en particulier les produits animaux ou les huiles végétales, dans ce cas-là, nous ne pourrons pas réduire suffisamment vite les émissions de gaz à effet de serre, parce que cela voudra dire toujours produire plus.
J’ai beaucoup de voisins autour de moi qui s’interrogent dans cette situation un peu forcée, où on fait à manger à la maison, où on développe les circuits courts, qui me disent tant mieux parce que nous nous rendons compte que nous pouvons faire autrement, que nous pouvons vivre correctement avec plus de solidarité et plus d’entraide, nous espérons que cela va rester. Je l’ai entendu parmi mes proches, ma famille et mes collègues, cette aspiration à ce que certaines des choses que nous mettons en place là puissent rester parce qu’elles donnent aussi du sens à la vie en communauté, pas simplement à la vie individuelle. (...)
la stabilisation du climat va dépendre de notre capacité à réduire fortement, jusqu’à la neutralité les émissions de CO2. Il va aussi dépendre de l’effet sur le climat d’un certain nombre d’autres facteurs : des gaz à effet de serre comme le méthane ou l’oxyde nitreux, davantage liés aux activités agricoles, donc à nos choix d’alimentation également, avec des interactions avec la santé, et des composés comme des particules, qu’on appelle des aérosols parfois émis avec le charbon ou dans d’autres contextes, dont l’effet net est refroidissant sur le climat. L’enjeu est aussi de réduire les effets nets sur le climat de l’émission de ces autres facteurs.
C’est pour cela que ce n’est pas simplement une question d’énergie, c’est beaucoup plus large et vaste. Ce que je peux également dire, c’est que tous les secteurs d’activité peuvent être porteurs de solution. Dans cette dimension-là, c’est aussi cela qui est important, c’est de voir l’ensemble des solutions qui existent, toutes les options d’action, de voir quels sont leur potentiel, leur coût, leur limite, ce qu’elles apportent comme bénéfice annexe, pour la santé par exemple en améliorant la qualité de l’air ou en ayant une alimentation saine et nutritive. A l’inverse, certaines des solutions peuvent avoir des effets indésirables et dans ce cas-là, il faut analyser ces effets de sorte à les compenser ou à les minimiser.
C’est pour cela que nous avons besoin de cette évaluation qui soit la plus neutre possible et c’est pour cela que les rapports du Giec ne font pas de recommandation. (...)