
"Evidemment ils se sont goinfrés comme des porcs ». « Ils », McKinsey. Le propos est « entendu de la bouche d’un homme au cœur du système ». On ne sait pas qui est l’homme. Mais on sait qui rapporte ses propos. C’est Jean-Dominique Merchet, éditorialiste bizarre, entendre : reconnu par la corporation « éditorialiste » quoique faisant souvent écart à sa ligne d’uniforme imbécillité. Ici la qualité du rapporteur rend plus difficile d’évacuer pour complotisme la véracité du propos rapporté — comme le ferait le premier Gilles Le Gendre venu ou le spécialiste du complotisme de France Inter. On tiendra donc pour raisonnablement assuré que : oui, comme des porcs.
On le tiendra d’autant plus que la porcherie McKinsey n’est en fait qu’une réalisation particulière de la porcherie générale qui a pour nom présentable « capitalisme néolibéral ». Le capitalisme néolibéral est cette forme d’organisation de la société qui a pour effet de la mettre entièrement à disposition de la jouissance d’une poignée de porcs — rassemblés sous le nom présentable de « le capital ».
Ici cependant, les choses deviennent un peu plus compliquées, notamment sous le rapport de ce qui se joue entre l’État et le capital. La vision usuelle du simple libéralisme plaçait les deux dans un rapport d’antagonisme : l’État fait prévaloir ses logiques propres qui ne sont pas nécessairement celles du capital, parfois lui sont contradictoires — l’État institutionnalise, réglemente, légifère même, bref contrarie. Le capital rêve sa disparition. Le néolibéralisme est une proposition autrement subtile dans laquelle le capital ne parvient pas à ses fins contre l’État mais par ses voies mêmes. La société est mise à disposition par l’État qui s’est mis à disposition. Et dans la porcherie, ça jouit très fort
Quand un banquier d’affaire devient président, quand les mêmes personnages naviguent indifféremment des postes de pouvoir économiques aux postes de pouvoir politiques, quand par suite les conflits d’intérêts se répandent comme le mildiou ou le phylloxera, et désormais quand des cabinets de consulting prennent en main les politiques publiques : État ? Capital ? Étapital ? Ultra-néolibéralisme ? Les mots commencent à manquer. (...)
Les mots peut-être, mais pas les petits noms. On connaît celui de McKinsey : la Firme. La Firme c’est aussi le petit nom que s’est complaisamment donné le quarteron de têtes à claques en chaussures pointues qui a entouré Macron en 2017. La coïncidence évidemment ne doit rien au hasard. (...)
On a pu entendre des analyses s’attarder sur le « vide » du discours de Macron, voire son « absence d’idéologie ». Ce sont des diagnostics aussi faux que dangereux. Le hurlement du « projeeeet » était grotesque mais n’était pas vide de contenus. Aucun de ceux-ci n’étant présentable, il importait évidemment de les recouvrir avec des mots qui ne disent rien — mais la logomachie est une seconde nature pour les chaussures pointues qui sortent de Sciences Po ou de HEC. Or il y a un projet : faire de nous des sujets de la Firme.
Télécharger l’appli MonPsy en cas de détresse, écrire des lettres de motivation par dizaines pour émerger de Parcoursup, se faire flasher le QR code pour le moindre mouvement, s’habituer à parler à des robots : voilà comment vivront les sujets de la Firme. Dans les interstices où ils ne sont pas à disposition. (...)
On connaissait la forme classique de la mise à disposition du capital : l’exploitation comme salarié. Le néolibéralisme en aura ajouté une autre, au moins aussi violente : la démolition comme usager. Il ne faut pas s’y tromper : la démolition n’est qu’une autre forme de la mise à disposition — en fait son préalable. (...)
Or, énorme surprise, cette rationalité-là, celle des « investisseurs », est formellement la même que l’autre, celle de « l’actionnaire ». Dans l’un et l’autre cas, elle commande de réduire l’argent — quand il va à la population. Ici, plans sociaux, délocalisations, déréglementations et compression des masses salariales. Là, plans d’économie, fermetures générales, et application du même knout productiviste pour faire toujours plus avec toujours moins. Maximisation des cash-flows récupérables par le capital, soit directement via les dividendes, soit indirectement via l’appréciation des cours de la dette publique dans les marchés de taux.
Et maintenant, de surprise en surprise : au bout des deux canalisations, une seule entité, le capital financier. (...)
Et logiquement, en bout de course, l’unicité de procédés applicables à tout. De là que, si le scandale (actionnarial) Orpéa-Korian est d’un dégoût à soulever le cœur, si dans une société qui n’aurait pas encore été firmisée en ses médias, il y aurait eu de quoi mettre au grand jour, non pas une affaire particulière, mais la vérité générale du projeeeeeet pour l’incriminer définitivement, de là, donc, que la situation des Ehpad publics soit à peine plus reluisante. (...)
la paupérisation (la démolition) organisée du service public prépare évidemment le terrain pour l’entrée en scène des services privés, le constat de l’incurie essentielle de l’« État » conduisant, par simple « déduction », à celui de la supériorité essentielle de l’« entreprise ». Alors débarquent les cliniques privées, les écoles privées, bientôt les universités privées, les chacals du coaching Parcoursup, les « plateformes » de toutes sortes, les complémentaires retraites capitalisées, etc., toutes admirables initiatives qui substituent la rationalité actionnariale à la rationalité néomanagériale — mais c’est la même ! Et bien sûr, en bout de liste, McKinsey — métonymie de l’organisation, par le capital, de la société-Firme pour le capital. (...)
L’État échoue, le privé réussit. Voilà l’unique idée qui remplit les cerveaux de l’Étapital. (...)
De Véran à Macron en passant par le nuisible Kohler et le grotesque Attal, tous ces esprits d’État ne parient plus un kopec sur l’État, et ont choisi leur camp. On démolira l’État, pour en remettre les fonctions au privé. Et puis on passera (ou retournera) soi-même au privé. De lui avoir ainsi étendu comme jamais le domaine de l’exploitation leur vaudra ce qu’il faut de reconnaissance — quand on lui organise convenablement les canalisations, la porcherie n’est pas une ingrate. (...)
Mais dans les soutes de la Firme, qu’est-ce qu’on en pense ? En temps ordinaire, les partners s’en soucient comme de leur premier PowerPoint. Mais nous sommes en campagne. Et le peuple imbécile s’enflamme pour un rien. (...)
Pour ceux qui peinent encore à saisir quelle idée de la démocratie on se fait depuis la Firme des animaux, il reste cette information de choix que le gouvernement a chargé les cabinets de conseil d’organiser… les « concertations citoyennes ». Ça n’est plus un bouclage de la boucle, c’est presque un geste artistique, une performance contemporaine. Au début on croit qu’on rêve, et convenons qu’il faut s’administrer à soi-même une ou deux baffounettes pour se convaincre qu’on est bien réveillé. Et même ainsi, on ne sait plus si c’est le plus anecdotique, le plus grotesque, ou le plus central et le plus significatif. En tout cas on voit ce que c’est qu’une cohérence. La cohérence à laquelle ces gens veulent livrer la société entière. Il faut vraiment être très limité, ou gouvernemental, pour ne voir dans l’affaire McKinsey qu’une histoire de régularité des marchés publics ou de fraude fiscale. (...)
depuis quatre décennies, le cauchemar s’est considérablement précisé. On devra d’ailleurs à Macron de l’avoir porté à un degré de clarté inédit. La porcherie va nous détruire, tous, hormis les partners et les hallucinés de la classe nuisible qui leur servent de base et voudront « y croire » jusqu’au bout du fantasme.
Quant aux réfractaires, à ceux qui ne veulent ni devoir chanter leur motivation pour quémander leur servitude, ni finir en tourteaux dégraissés, et que la démocratie assistée façon McKinsey n’aura étonnamment pas réussi à convaincre, on connaît déjà le traitement qui leur sera réservé : police toute-puissante, surveillance intrusive, judiciarisation des contestations les plus anodines (2). C’est en ce point précis que, selon une expression si usitée de l’éditorialisme, « les extrêmes se touchent » — mais pas ceux auxquels il réserve usuellement cette jonction : non pas, donc, RN et FI (qui ne peut être qualifiée d’« extrême », et rapprochée de l’autre, que par des individus ayant perdu toute boussole politique), mais l’extrême de la Firme et l’extrême des fascistes, deux sortes de porcs si l’on veut, donc voués à se retrouver, au moins à se compléter. Car, en effet la fascisation de la société est le complémentaire naturel de sa firmisation. (...)
les obsessions racistes, islamophobes notamment, dont on a vu combien elles s’exprimaient à haute et intelligible voix dans le gouvernement, repolarisent le débat public le plus loin possible des opérations réelles de la Firme ; et pendant ce temps, la triangulation électorale va bon train. (...)
Au point où nous en sommes de cette campagne, les choses sont suffisamment décantées. Il reste maintenant : la fasciste, le fascisateur, et un candidat de gauche. Normalement, c’est assez simple.