
Face à l’augmentation du nombre de migrants traversant la Manche au départ de la France, les autorités britanniques viennent d’appeler à la rescousse la Royal Navy pour rendre cette route maritime « impraticable ». Le chercheur François Gemenne explique pourquoi chercher à empêcher les migrants de passer ne sert à rien. Pour éviter des morts en mer, il plaide pour la mise en place de voies d’accès « sûres et légales ».
Entre Londres et Paris, un « concours sordide de lâcheté politique » s’est installé d’après François Gemenne, chercheur à l’université de Liège et spécialiste des migrations, qui s’apprête à publier l’ouvrage On a tous un ami noir. Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations (Éditions Fayard). Pour Mediapart, il analyse les conséquences du Brexit, de la crise sanitaire et de la passivité de l’Union européenne sur les départs qui s’organisent depuis Calais. (...)
L’été est toujours une période où l’on enregistre davantage de traversées, que ce soit dans la Manche ou la Méditerranée, parce que la météo y est plus clémente. C’est un facteur important, car les traversées s’effectuent sur de très petites et frêles embarcations. Ensuite, il y a la surenchère mortifère à laquelle se livre depuis plusieurs semaines Priti Patel, la ministre de l’intérieur britannique, en multipliant les déclarations tapageuses selon lesquelles elle va fermer cette route migratoire. Des députés conservateurs proposent même l’annexion de Calais…
Tout cela renforce l’argument des passeurs selon lequel il faut absolument passer maintenant, parce que la route va bientôt être fermée. Il ne faut jamais oublier que ce sont avant tout les passeurs, et non les migrants, qui décident du moment et des conditions de la traversée, et que c’est un business très rentable pour eux. Priti Patel est complice d’une stratégie marketing très éprouvée : dire aux gens que cela va bientôt s’arrêter pour qu’ils s’y précipitent. Enfin, il y a toujours le blocage complet du dossier « Asile et immigration » au niveau européen. La réforme de la politique d’asile et d’immigration était une des priorités de la Commission européenne, puis la crise du coronavirus a éclipsé ce dossier. Il y a en Europe des milliers de jeunes sans perspectives, qui savent qu’ils seront renvoyés en Grèce ou en Italie – selon les règles de la convention de Dublin – s’ils demandent l’asile ailleurs en Europe, et pour qui l’Angleterre représente la seule porte de sortie. L’inertie des gouvernements européens, qui confine souvent à la lâcheté, doit être pointée du doigt.
Un mot sur le traitement médiatique de ce sujet par la BBC et Sky News, qui a fait polémique début août, ces chaînes ayant organisé des directs en mer, à proximité des embarcations de migrants.
Ces équipes de télévision ont filmé les migrants comme s’ils étaient les participants d’un jeu de télé-réalité. Les journalistes – ou animateurs ? – étaient sur des bateaux au large de Douvres, et s’approchaient des canots de migrants pour les interroger. Il y avait une distanciation insupportable entre les équipes de télévision et les migrants dans leur rafiot. Cela crée une déshumanisation des migrants : nous les percevons comme fondamentalement différents de nous, comme s’il s’agissait d’animaux de cirque. (...)
Pourquoi n’exige-t-on pas davantage du Royaume-Uni qu’il accepte les mineurs qui ont de la famille sur son territoire ? (...)
Le secrétaire d’État à l’immigration britannique s’est rendu en France il y a deux semaines pour discuter avec les autorités. Peut-on parler d’un coup de pression ?
J’y vois plutôt une opération médiatique, qui cherche à installer un imaginaire de crise migratoire auprès de l’opinion publique britannique. Plus cet imaginaire sera ancré, plus on pourra durcir encore les politiques migratoires. Et plus la crise s’installera. C’est un cercle sans fin.