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La vie des idées
Faut-il abattre les statues des hommes illustres ?
Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, Paris, Passés composés/Humensis, 2021, 239 p., 17 €.
Article mis en ligne le 21 septembre 2021
dernière modification le 20 septembre 2021

Cet ouvrage consacré aux destructions des statues dans l’après-Georges Floyd – ce citoyen afro-américain étouffé par un policier – a toutes les apparences d’un texte de circonstance. Rédigé pendant l’été 2020, il a été publié aux presses des Passés composés qui œuvrent à « diffuser les réflexions des historiens au sein de la cité ». Dans le sillage des travaux de Maurice Agulhon, Jacqueline Lalouette, spécialiste de la laïcité et de l’anticléricalisme en France, avait déjà consacré en 2018 un imposant ouvrage à la statuophilie du XIXe siècle : Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804-2018).

Elle ouvre ici son terrain de prédilection (hexagonal) à des horizons plus vastes et aborde les rivages de l’actuel. Le texte court et à l’appareil critique léger vise un public large. Il est organisé en quatre chapitres : le premier est un panorama global des statues contestées dans le monde, le second se focalise sur les statues liées à l’histoire de l’esclavage dans l’outre-mer français, le troisième est consacré aux statues des colonisateurs érigées dans les colonies françaises et le dernier chapitre se penche sur le devenir des statues dans les espaces publics. L’ensemble est accompagné d’une belle iconographie qui éclaire judicieusement le texte. (...)

Été 2020 : une vague iconoclaste

L’intérêt de l’opuscule est triple. Le premier est d’aborder une question brûlante, ce que les historiens – à l’exception notable des historiens du temps présent – n’ont guère l’habitude de faire. Jacqueline Lalouette replace d’entrée le mouvement iconoclaste de l’été 2020, que les journalistes ont trop vite interprété comme un phénomène mondial découlant du mouvement étatsunien Black Lives Matter, dans une série d’actions destructrices qui se manifestent dès les années 2010 aux États-Unis contre les statues des généraux confédérés, en Afrique du Sud contre les effigies de Cécile Rhodes avec le mouvement « Rhodes Must Fall » en 2015, en Australie en 2017, etc.

Jacqueline Lalouette présente ensuite de la manière la plus équilibrée possible les arguments des destructeurs et ceux des défenseurs des statues. (...)

En réponse aux militants antiracistes qui dénoncent des statues érigées pour perpétuer le « privilège blanc », Jacqueline Lalouette prend soin de recenser les derniers monuments érigés aux « nouveaux héros » issus des minorités noires. Toussaint Louverture, le père de l’indépendance haïtienne à Massy en 1989, Bordeaux en 2005, à La Rochelle (par Ousmane Sow) en 2015 ; Louis Delgrès, libre de couleur et colonel d’infanterie mort contre les troupes napoléoniennes en 1802 en Guadeloupe, mais aussi au Blanc-Mesnil en 2017 ; le général Dumas, le père du romancier, à Paris en 2002 ; Aimé Césaire le fondateur de la négritude, maire de Fort-de-France et député, à Sarcelles en 2010, Jean-Marie Dijbaou, figure majeure du nationalisme kanak assassiné en 1989, à Nouméa en 2020, etc. Elle expose ensuite dans une perspective de recherche-action les solutions alternatives aux destructions : musées, plaques explicatives, détournements artistiques.

Le troisième apport est d’ordre méthodologique. Chaque statue étant unique, leur étude exige une approche micro-située d’autant que les statues émergent dans le giron des conseils municipaux et doivent donc être abordées à une échelle locale. (...)

L’ouvrage foisonne ainsi d’études de cas. On apprend par exemple que le terme de déboulonnage si souvent repris dans la presse est impropre, car la majorité des statues ont seulement été posées sur leur socle, ce qui facilite leur destruction. Le fait que ces monuments n’aient pas été scellés dit à quel point les commanditaires n’envisageaient pas alors qu’ils pussent être démontés un jour.
Pour une histoire globale de l’iconoclasme ? (...)

Dans l’histoire longue des destructions tout juste mentionnée en introduction, l’auteure aurait pu rappeler que les actes iconoclastes ont parfois été portés par de véritables politiques nationales de « décommémoration », c’est-à-dire de programmes volontaristes visant à retirer les symboles et les rituels civiques d’un régime passé (et honni) et de les remplacer par des effigies conformes au nouveau régime en place. Ce fut le cas dans la France post-révolutionnaire bien connu grâce aux solides travaux d’Emmanuel Fureix. Le XIXe siècle, avec la chute de l’Empire, les restaurations, les révolutions et l’instauration d’un régime républicain sont submergés de « vagues d’épuration expiatoire des signes du passé ». (...)

Dans l’histoire longue des destructions tout juste mentionnée en introduction, l’auteure aurait pu rappeler que les actes iconoclastes ont parfois été portés par de véritables politiques nationales de « décommémoration », c’est-à-dire de programmes volontaristes visant à retirer les symboles et les rituels civiques d’un régime passé (et honni) et de les remplacer par des effigies conformes au nouveau régime en place. Ce fut le cas dans la France post-révolutionnaire bien connu grâce aux solides travaux d’Emmanuel Fureix. Le XIXe siècle, avec la chute de l’Empire, les restaurations, les révolutions et l’instauration d’un régime républicain sont submergés de « vagues d’épuration expiatoire des signes du passé ». (...)

Démonter le discours militant ?

Prise d’empathie pour son objet d’étude, Jacqueline Lalouette a tendance au fil des pages, peut-être malgré elle, à opposer de manière frontale deux types de discours : celui des historiens et des historiennes mesuré, professionnel, distancié, toujours prompt à déceler le péché mortel de l’anachronisme à celui des militants, excessif, faussé, qualifié de « litanie d’outrances » (p. 182). Or, l’auteure montre elle-même qu’il existe des positions très différentes au sein de la communauté des chercheurs. La question de la génération pourrait être prise en compte : est-ce un hasard si Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau ou Sarah Gensburger (cités comme des chercheurs favorables au retrait de certaines statues) appartiennent à la nouvelle génération ? Ce n’est pas tant la question de savoir si les statues de souverains, gouvernants, explorateurs, entrepreneurs doivent ou non être maintenues qui intéresse les chercheurs, mais celle des processus politiques à l’œuvre dans les usages publics des passés. Vaste question qui trouve autour des statues un très beau et solide point d’ancrage.

Une approche pluridisciplinaire (anthropologie, sociologie, science du politique) aurait contribué à enrichir l’analyse et sortir de l’aporie du « faut-il déboulonner ? » (...)

Vandales ou iconoclastes ?

Le choix même des vocables, opéré par l’auteure pour qualifier les attaques contre les statues, est problématique, car ce choix fait intégralement partie du sujet. Le terme de vandalisme qui apparaît à plusieurs reprises dans l’intitulé des chapitres et des sous-parties est préféré à celui d’iconoclasme. Préférer « vandalisme » qui induit une violence gratuite et désordonnée à « iconoclasme » qui souligne la dimension politique du geste est un choix qui appelait des explications préliminaires. (...)

Enfin, il y a un point aveugle dans l’étude : si Jacqueline Lalouette insiste bien sur la matérialité, le financement, le lieu d’implantation des statues, elle passe en revanche sous silence le substrat idéologique qui a accompagné leur érection. Qu’est-ce qui a nourri à un moment donné (la majorité des statues a été érigée entre 1870 et 1914, apogée de l’empire colonial français) ce culte des grands hommes ?

Un retour sur les iconoclasmes extra-hexagonaux aurait pu fournir matière à réflexion. Les centaines de statues édifiées dans le sud des États-Unis en l’honneur des généraux confédérés ne cherchaient pas uniquement à honorer la mémoire sudiste. Lorsqu’elles ont été érigées entre 1890 et 1920, cela faisait plus de trente ans que la Guerre de Sécession était terminée. Elles se plaçaient dans le prolongement des lois ségrégationnistes Jim Crow. Il s’agissait d’inscrire dans la pierre les valeurs civiques dominantes et d’alimenter le mythe de la lost cause.

Pour être apprécié, Les statues de la discorde doit être lu davantage comme un panorama documenté de la vague iconoclaste de l’été 2020 et un essai raisonnablement polémique (l’auteur est clairement favorable au maintien des statues) que comme une enquête historique. (...)