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Slate.fr
Études postcoloniales : que se joue-t-il vraiment dans les universités ?
Article mis en ligne le 25 février 2021
dernière modification le 24 février 2021

Dans son allocution à l’Assemblée nationale, annonçant sa détermination à lutter contre l’islamo-gauchisme qui gangrènerait les universités françaises, Frédérique Vidal a indiqué souhaiter le lancement d’une enquête sur l’ensemble des recherches menées dans le pays, notamment celles concernant le postcolonialisme. Une nouvelle marque de suspicion envers les études postcoloniales, courant universitaire très critiqué mais encore méconnu du grand public.

Apparues en France au début des années 2000, importées des universités anglo-saxonnes, les études postcoloniales sont nées dans le champ littéraire avec pour texte fondateur L’orientalisme d’Edward Said, universitaire américain d’origine palestinienne. Publié en 1978, ce texte étudie comment la vision occidentale d’un Moyen-Orient fantasmé et stéréotypé a pu impacter la colonisation dans cette région et l’ampleur de l’impérialisme culturel qui y fut instauré.

À l’origine théorie littéraire d’analyse et de déconstruction des discours, les études postcoloniales ont peu à peu gagné les autres disciplines, notamment l’histoire, permettant de s’émanciper des récits officiels et d’étudier différemment les conséquences de la colonisation sur les civilisations colonisatrices et les civilisations colonisées. (...)

« Les études postcoloniales ont amené certains historiens à s’interroger sur ce qui avait trait aux systèmes d’oppression et aux mécanismes de domination, et à appréhender la colonisation autrement que selon la seule narration coloniale, en portant attention à la déconstruction des discours et des représentations », explique Hélène Blais, professeure d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure, pour qui il est impératif d’enseigner et de relire l’histoire coloniale à la lumière de nouveaux outils. (...)

« Un ennemi fantasmé »

C’est pourtant l’exploration de ces zones d’ombres que refusent certains intellectuels et universitaires dans de nombreuses tribunes, entre rejet des thèses du racisme systémique et dénonciation de dérives communautaristes, voire de racisme anti-blanc. Selon ces critiques politiques, les postcolonial studies et leurs adeptes régneraient en maîtres au sein des universités françaises où une véritable guerre des tranchées aurait lieu entre les pro et les anti-études postcoloniales. Certaines institutions comme Paris 8, Lyon 2, Toulouse 2 ou encore le CNRS et Sciences Po seraient « tombées », tandis que d’autres tentent tant bien que mal de résister face à l’envahisseur. (...)

En histoire, il n’y a quasiment pas d’écho des études postcoloniales, elles ne sont pas enseignées, il n’y a pas de postes ou de chaires dédiées, et très peu savent réellement ce que c’est. On n’enseigne pas le décolonial, contrairement à ce qui est dit dans certaines tribunes. Si on enseigne la décolonisation, c’est déjà un grand pas en avant. Les programmes du secondaire sont très en retrait sur ces sujets-là, au grand dam de nombreux étudiants qui sont demandeurs. » (...)

Jean-François Bayart (...) juge les postcolonial studies « utiles sans être nécessaires ».

« Elles sont utiles car elles nous rappellent que le moment colonial continue de structurer les sociétés anciennement colonisées et colonisatrices ; paradoxalement, la vivacité de leurs critiques le confirme. Elles ne sont pas nécessaires car, contrairement à ce que prétendent souvent leurs tenants, elles ne sont pas les seules à le démontrer, et elles le font souvent de manière plus maladroite que l’histoire ou la sociologie historique. Ce qui me semble le plus dommageable, c’est que les études postcoloniales ont fini par réhabiliter une vision très identitaire du politique et du social qu’elles prétendaient dépasser. Elles se sont transformées en une sorte de calvinisme tropical où le colonial joue le rôle de la prédestination. Elles ont essentialisé une “colonialité” là où il faut historiciser le fait colonial dans sa complexité. Ce que font sans embarras idéologique les bons historiens. »

Distinguer le politique de l’académique

Malgré ces blâmes, pas question pour Jean-François Bayart de se rallier aux attaques politiques qu’il dénonce avec virulence, insistant sur l’importance de distinguer critique académique et critique politique. (...)

Restons calmes, tout de même. Ou alors rappelons qu’Éric Fassin, stigmatisé comme le représentant des études de genre en France, a bien reçu des menaces de mort sur internet à la suite de leur dénonciation par Messieurs Macron, Blanquer et Aubert. Car là est le vrai problème. Depuis quelques années, en particulier depuis la déclaration de Manuel Valls assimilant l’explication sociologique du terrorisme à la justification du terrorisme, les politiques se croient autorisés à dénoncer des courants universitaires “importés des campus nord-américains” ; et parfois, comme M. Aubert, député LR du Vaucluse, à citer des noms d’universitaires pour les livrer à la vindicte publique » (...)

« Le danger ne vient pas de la gauche ou du communautarisme, mais bel et bien de la tentative de mainmise idéologique de la droite identitariste se piquant de laïcisme en oubliant que son modèle, la IIIe République, était la République des professeurs, celle de Ferdinand Buisson, d’Émile Durkheim ou encore de Gambetta qui récusait précisément toute “intransigeance”, et voulait une République laïque et “transactionnelle” fondée sur la recherche du “consensus”. Je suis critique de l’approche des études postcoloniales, et même d’une bonne part des études de genre. Mais je défends leur présence dans l’enceinte universitaire car leur liberté est la mienne. »