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Et surtout, la santé ! Parc Kalliste, un château dans le désert
Article mis en ligne le 7 mars 2021

Le décor est impressionnant, comme tiré d’un film. Mais les neuf tours du parc Kalliste, plantées à flanc de coteau au nord de Marseille, sont bien réelles. Tout comme le grand bâtiment baroque qu’elles encerclent. C’est ici que de jeunes professionnels du secteur médical ont décidé d’implanter leur projet, le Château en santé.

Dans le quartier, on l’appelle « le château ». Vu l’absence de mâchicoulis ou de pont-levis, « villa » conviendrait mieux, ou bien « manoir ». Mais va pour « château ». Planté au milieu des neuf tours décrépites formant le parc Kalliste, ce bâtiment baroque et ouvragé de trois étages paraît incongru dans cet environnement, comme catapulté d’un lointain passé opulent en plein présent grisâtre. Tellement anachronique qu’il a longtemps couru de drôles d’histoires sur son compte, colportées par les plus jeunes comme par leurs aînés : un fantôme l’habiterait, une dame blanche passant et repassant devant les fenêtres. Brrr. (...)

Le bâtiment a donc un temps été inoccupé, bizarrerie architecturale dont personne ne savait quoi faire. Si bien que, quand une bande de professionnels de santé en rupture de ban, partageant un rejet du secteur conventionnel et de ses pratiques, l’ont découvert, ils ont vite tilté : l’endroit était parfait pour le projet qu’ils mitonnaient de longue date, mêlant médical et social. Il y avait certes des travaux, des financements à trouver, moult obstacles à abattre, mais l’opportunité était trop belle pour la laisser filer. Habitante de longue date du quartier et médiatrice en santé, Fatima résume bien le sentiment général : « L’idée m’a tout de suite fait rêver, tant elle était symbolique et porteuse d’espoir pour ce territoire totalement abandonné par l’État. J’ai vécu ça comme un conte de fée réalisé. » Car la chimère s’est bel et bien matérialisée : le 2 janvier dernier, le Château en santé ouvrait grand ses portes.

Tours d’horizon

Au premier abord, il n’y a pas grand-chose à faire au parc Kalliste, où habitent plus de 2 000 personnes. Au deuxième non plus, d’ailleurs. Les rares installations sportives en plein air ont subi l’usure du temps. Regroupés à l’entrée de la cité, les commerces sont rares : une boulangerie, une épicerie, quelques snacks. Bref : hors la mosquée, les lieux de sociabilité brillent par leur absence. Seule échappatoire à l’horizon, un sympathique bar PMU qui ne désemplit pas, mélange enfumé de jeunes excités et de vieux sages, de buveurs de café et de pastis. « C’est sûr qu’on s’emmerde pas mal ici », confirme Samir, croisé au comptoir, qui tient quand même à souligner son amour du quartier et de ceux qui y vivent, « des gens normaux, posés, venus d’un peu partout, des Comores, de Turquie, du Kosovo… Le monde, quoi ».

Cette pénurie d’espaces partagés, qu’on retrouve dans de nombreuses cités des Quartiers nord, s’est accompagnée d’un appauvrissement général de la population et de la dégradation des bâtiments (...)

Le thème du désert se décline également en matière de santé : il n’y a sur place que deux généralistes à mi-temps, et les quelques centres sociaux pas trop lointains sont débordés. Pour toutes et tous, l’accès aux soins est devenu un luxe, voire une gageure. Cette situation d’extrême urgence sanitaire, partagée par les habitants voisins de Granière et de Solidarité [1], est la raison première de l’installation sur place de l’équipe du Château en santé.

L’équipe ? Un mélange hétéroclite de travailleurs de santé et sociaux aux spécialités diverses. Il y a trois médecins généralistes, deux infirmiers, deux orthophonistes, deux préposés à l’accueil, une assistante sociale, une gynéco, mais aussi une médiatrice, un comptable, etc. Tous avaient en commun la volonté de s’installer là où leur savoir-faire serait le plus utile. (...)

. « Ici, l’État s’est retiré de tout, explique Ségolène, généraliste membre du projet. On a parfois l’impression de faire office de pansement sur une jambe de bois. Dans le même temps, on se sent vraiment utile. Les habitants se trouvent globalement dans un état de santé alarmant, à tous les niveaux, physique et mental. Si on a pour la plupart travaillé avec des populations défavorisées avant d’arriver ici, ça nous a quand même fait un choc. Cette homogénéité de la misère est effrayante. » (...)

Rencontrée dans la salle d’attente du lieu, une habitante d’une tour adjacente décrit ainsi l’impatience qui était sienne lors de la phase de travaux : « Je regardais souvent le château par la fenêtre en me demandant quand il finirait par ouvrir – c’était très important pour moi. » Et son amie de renchérir : « Jusqu’ici, j’étais obligée d’aller jusqu’au Vieux-Port pour consulter un orthophoniste, une perte de temps énorme. Pouvoir m’y rendre à Kalliste change tout. » Après trois mois d’ouverture, la fréquentation, d’abord limitée (il faut du temps pour montrer patte blanche et se faire accepter), commence à gaillardement grimper. Et les usagers (surtout des femmes) sont enthousiastes (...)

Les portes passées, le visiteur débouche dans une salle d’accueil chaleureuse. Vaste et spacieuse, décorée de dessins d’enfants, elle n’est pas seulement lieu d’attente, d’ennui. On peut y boire un café ou un thé, discuter avec les personnes postées à l’accueil ou les autres patients, y laisser ses mômes pendant qu’on voit le médecin, etc. Quant aux salles de consultation, elles tranchent aussi avec le modèle hospitalier typique. Rien de froid, d’austère. D’autant que les peintures murales commandées par les anciens propriétaires au début du XXe siècle ont été conservées, pour certaines restaurées avec les moyens du bord. S’allonger sur un lit médicalisé sous le regard d’oiseaux tropicaux chamarrés, ça décrispe. Davantage que dans un hôpital, on se sent dans un foyer, un lieu à part.

Cette obsession de l’accueil s’inscrit dans la raison d’être du Château en santé, qui privilégie une approche sociale de la médecine, basée sur le soin, loin de l’abattage ou des prescriptions à outrance. Certains des membres du projet ont ainsi participé au collectif Massilia Santé System, fondé en 2009, qui s’interroge sur l’éthique de la médecine moderne, dénonçant le lobbying pharmaceutique et les pratiques déshumanisées où le soignant est avant tout fournisseur d’ordonnances.

« On refuse le modèle des consultations formatées de quinze minutes, avec prescription automatique de médicaments », explique Julien, autre généraliste. Et Ségolène de développer : « L’idée est de transformer le rapport au soin. Une consultation doit pouvoir s’étirer en longueur. On se retrouve d’ailleurs souvent à parler d’autre chose que de problèmes de santé, à évoquer le quotidien des patients. Évidemment, cela pose des questions. Jusqu’où on va ? Sachant que toutes les consultations ne peuvent pas durer une heure trente, avec la présence de traducteurs. Il y a un équilibre à trouver. »

En première ligne, cette obsession : redonner aux habitants du quartier un certain pouvoir en matière de santé (...)

Une approche mettant en avant l’idée de « santé communautaire », ancrée dans un territoire et des luttes. Sur le long terme, l’idée est d’encourager les patients à fonder des groupes d’auto-support (de femmes, de migrants, etc.). Et à pallier collectivement l’absence de structures étatiques. Une forme d’éducation populaire, qui renvoie au fonctionnement du Château en santé. Car ici, tout est discuté, sans position hiérarchique figée. (...)

Et ça marche. Les habitants du quartier semblent ainsi unanimes : ce que font « ces petits jeunes » (appellation récurrente) est très bien, l’amorce de quelque chose. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à lutter contre le désert. Juste à côté du château, un jardin partagé est en train de voir le jour, avec le soutien de plusieurs associations. (...)