
Dans quelle mesure la France a-t-elle été impliquée dans le génocide rwandais ? A l’instar de Jean-Christophe Klotz dans son documentaire “Retour à Kigali”, en replay sur le site de France 3 jusqu’au 26 mai, des journalistes ont exhumé notes secrètes et témoignages qui posent question. Eclairage avec le grand reporter Benoît Collombat.
(...) Deux chaînons inédits me semblent déterminants : une note de la DGSE (1) datée du 22 septembre 1994 et le témoignage du général Jean Varret. Restée jusque-là dans l’ombre, la note en question infirme la version à laquelle se cramponnent encore des responsables politiques et militaires français : celle de la culpabilité du Front patriotique rwandais (2) dans l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. Ce document du renseignement français désigne deux extrémistes hutu comme les principaux commanditaires de l’attentat. Cela confirme qu’à l’époque les services de l’Etat étaient parfaitement informés de ce qui se passait dans le pays. A maintes reprises, ils ont alerté les autorités sur un risque génocidaire. En février 1993, une autre note de la DGSE parlait déjà d’un « vaste programme de purification ethnique dirigé contre les Tutsi dont les concepteurs seraient des proches du chef de l’Etat ». Ils n’étaient pas les seuls : depuis des mois, d’autres sources, diplomatiques et associatives, avaient fait remonter les mêmes évaluations alarmantes.
Plus avant, cette note pointe l’aveuglement du pouvoir politique et militaire français, qui se refuse à voir la réalité. Même lorsque des informations émanent de ses propres services de renseignement, l’Etat les écarte parce qu’elles n’entrent pas dans sa grille de lecture. L’obsession de l’Elysée et d’une partie du commandement militaire se cristallise sur la menace que représenterait le FPR. Certains hauts gradés vont jusqu’à surnommer ses membres les « Khmers noirs ».
Qu’apporte le témoignage du général Jean Varret, chef de la Mission militaire de coopération au Rwanda de 1990 à 1993 ?
Il y avait déjà eu des témoignages de militaires, mais qu’un général sorte de l’ombre revêt une puissance symbolique très forte. Jusque-là, il ne s’était exprimé que dans le cadre confidentiel de la Mission d’information parlementaire en 1998. Aujourd’hui, il accepte de parler face à des micros et des caméras. Il met le poids de ses propos dans la balance. Pour avoir tenté de s’opposer au soutien apporté par l’état-major militaire français au régime d’Habyarimana, il a tout de même été écarté de ses fonctions ! (...)
Lors d’une rencontre avec le chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise, ce dernier lui réclame des armes lourdes. Et ses intentions sont limpides : « Je vous demande ces armes car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Les Tutsi ne sont pas très nombreux, on va les liquider. » Son alerte ne suscitera aucune réaction, ni des autorités militaires ni de l’Elysée. La fuite en avant continue : tandis que l’assistance militaire se renforce se met en place la mécanique génocidaire. (...)
Lorsque la France obtient un mandat de l’ONU en juin 1994 pour une mission de maintien de la paix, l’opération Turquoise, elle envoie des unités d’élite, qui semblent prêtes pour le combat, pas pour l’humanitaire.
C’est toute l’ambiguïté de l’opération Turquoise. Côté pile, il s’agit d’une opération humanitaire destinée à sauver des vies. Et elle l’a fait, incontestablement. Les responsables politiques sentent bien que cette histoire va leur revenir comme un boomerang et qu’il faut faire quelque chose vis-à-vis de l’opinion publique. Côté face, c’est une opération militaire qui permet à certains génocidaires de s’enfuir, de se replier dans l’ex-Zaïre, de protéger la débâcle des forces régulières. (...)
L’armée française laisse sortir les génocidaires du pays et leur permet de s’installer, y compris avec leurs armes, à Goma, dans l’ex-Zaïre, ou dans les camps de réfugiés. N’aurait-elle pas pu procéder à leur neutralisation ?
La France avait signé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, elle pouvait donc faire arrêter les responsables. II y a là un évident manque de volonté politique.
Pour preuve, le télégramme diplomatique envoyé aux autorités françaises, le 15 juillet 1994, par l’ambassadeur détaché auprès de l’opération Turquoise, Yannick Gérard, lorsqu’il apprend que le gouvernement génocidaire vient de se reconstituer dans la « zone sûre » protégée par Turquoise. « Nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix que de les arrêter ou de les mettre en résidence surveillée, en attendant que les instances judiciaires internationales se prononcent sur leur cas. » Une note d’Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée, exclura cette option, précisant que pour François Mitterrand, elle n’est pas la bonne. (...)
En plein génocide, le gouvernement français ferme également les yeux sur des livraisons d’armes à destination des génocidaires, selon le témoignage inédit de Walfroy Dauchy. (...)
Où en est l’enquête sur le rôle qu’aurait joué la BNP dans ces transactions ?
Elle a été ouverte en septembre 2017 contre la banque BNP Paribas pour complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité, après la plainte de Sherpa, d’Ibuka et du Collectif des parties civiles pour le Rwanda. La banque est soupçonnée d’avoir contribué au financement d’un achat illégal d’armes à destination du Rwanda, en juin 1994. Quatre-vingts tonnes d’armes auraient ainsi été livrées à Goma depuis les Seychelles, avant de passer du côté rwandais. En 2005, le colonel Bagosora – condamné à trente-cinq ans de prison – a reconnu les faits devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Les juges français chargés de l’instruction du dossier continuent de retracer les flux financiers. La BNP, ce n’est pas n’importe quelle banque, on a du mal à envisager que les autorités françaises n’aient pas donné leur aval à une telle transaction. Sans minimiser la responsabilité de la France, il convient d’évoquer aussi l’indifférence de la communauté internationale. (...)
Comment lire l’absence d’Emmanuel Macron à Kigali lors de la 25e commémoration du génocide des Tutsi ?
Peut-être faut-il y voir le refus de se confronter politiquement à la question du rôle de la France au Rwanda. La volonté de ne pas s’aliéner une partie de la classe politique, notamment la droite. Il ne vous a pas échappé qu’Edouard Philippe est un proche d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment du génocide. Il y a sans doute aussi la volonté de ne pas braquer le haut commandement militaire. L’actuel chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, était présent au Rwanda pendant l’opération Turquoise. Dans cette affaire, la parole politique est hautement inflammable. Quand, en février 2010, Nicolas Sarkozy en visite au Rwanda évoque de graves erreurs d’appréciation, d’aveuglement, cela suscite déjà nombre de commentaires. Alors quand Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, parle de faute politique de la France au Rwanda, c’est la levée de boucliers générale. Sur son blog, Alain Juppé parle de « falsification inacceptable ». Il a fallu attendre 1999 pour que la France reconnaisse qu’une guerre s’était bien déroulée en Algérie, alors combien de temps faudra-t-il pour qu’elle assume ce qu’elle a fait au Rwanda ? On a mené une guerre secrète au nom des citoyens français, mais sans qu’ils en soient informés. (...)
Retour à Kigali, une affaire française
disponible jusqu’au 26.05.19 documentaires société - 75 min - 2019