
On ne résiste à la puissance suffocante du film de Stéphane Brizé (En guerre) qu’à y discerner une place vide, la place du discours manquant. Il faut absolument y voir cet espace inoccupé, et la possibilité de le remplir, l’espace d’une réponse, c’est-à-dire d’un discours à déployer, opposable aux impossibilités montrées par le film, capable d’en faire sauter un mur, sinon c’est insupportable.
C’est insupportable, car ce que montre le film, c’est la force d’un ordre institutionnel capable de se donner raison à lui-même, un ordre qui mure portes et fenêtres, qui bouche toutes les issues pour ne laisser subsister que sa vérité. Lorsque les économistes stipendiés, les experts de service, les éditorialistes débiles et les patrons odieux disent qu’« il n’y a pas d’alternative », c’est vrai. C’est vrai parce que les structures ont été aménagées pour que ce soit vrai. Lorsqu’ont été installés la déréglementation financière et le pouvoir actionnarial, le libre-échange commercial au mépris de toute norme sociale et environnementale, la libéralisation du régime des investissements directs, c’est-à-dire de la localisation des sites industriels (à laquelle on ajoutera celle des sièges sociaux), il est exact que tout est joué ou presque, et qu’en effet il n’y a plus d’alternative. En somme, la disparition des alternatives, ça s’organise.(...)
C’est là par excellence le point répugnant de l’époque. La plupart des personnages qui la dominent en actes et qui triomphent en mots savent à peine à quoi ils doivent de la dominer, et de triompher (la plupart – certains savent très bien). Ils en tiennent le discours comme des automates, mots inhabités, phrases mécaniques – « l’environnement de la mondialisation », « dont nous ne pouvons nous abstraire », « le marché », « qui s’impose à nous », « l’agilité », « pour être plus compétitif » – grumeaux de pensée dont Brizé prend soin de nous donner des échantillons atterrants, plus consternants encore quand ils viennent dans la bouche des conseillers ministériels, représentants de l’État mentalement colonisés par la langue du capital. Le plus terrible de ce que montre Brizé, ça n’est pas tant la situation même, que les mots dégoûtants opposés par les triomphateurs pour imposer leur triomphe, et faire toucher terre à ceux dont ils triomphent, à qui ils refuseront tout – mais avec des mots. (...)
L’impossibilité organisée
C’est bien pourquoi tous les mots d’ordre pour manifestations, à base de « partage des richesses », de « réduction du temps de travail », d’« augmentation des salaires » ou d’« interdiction des licenciements » sont nuls et non avenus tant qu’ils ne posent pas explicitement la question de leurs conditions de possibilité structurelles. Faute desquelles, ils demandent la neige en juillet ou Noël à Pâques – et ceci n’arrivera pas.
Ceci n’arrivera pas parce que les structures ont été bien faites pour le rendre impossible(...)
quand les structures sont en place, tout est vrai des objections opposées par les structures. Pourquoi fermer une usine rentable ? Parce qu’elle ne l’est pas assez. Mais pourquoi ne pas se contenter de « moins » ? Parce qu’il y a des actionnaires et qu’ils ne le permettraient pas. Ne peut-on résister parfois aux actionnaires ? Non, parce que lorsqu’ils ne sont pas contents, ils vendent et le cours de l’action baisse (déréglementation des marchés de titres). Et ? Et l’entreprise dont la valeur boursière plonge devient une proie potentielle pour un raider (démantèlement du système des participations croisées), or s’il y a une OPA, toute la direction sautera – pense, à raison, la direction, qui ne veut pas du tout sauter, et puis qu’on a aussi pris soin de gaver de stock-options de sorte que ses propres intérêts soient désormais bien alignés sur ceux des actionnaires. (...)
Nous irons donc baisser les coûts partout où c’est possible, en matraquant d’abord les salariés puisque tout nous y incite : le chantage à la compétitivité d’abord (libéralisation du commerce international) et à la délocalisation (nouveau régime des investissements directs et liberté d’établissement), la démolition de toutes les protections juridiques et réglementaires des salariés ensuite (dérégulations successives du marché du travail), par annulation des conquêtes d’un siècle de luttes sociales. Si donc le Nord de la France est trop cher, sous la double commande de nos actionnaires et de nos stock-options nous irons en Pologne, si la Pologne à son tour exagère, nous l’expédierons au Vietnam, et puis du Vietnam en Afrique, car nous en avons pour un moment avant d’avoir épuisé tout le réservoir à pauvres de la planète.(...)
Tel est le mur de nécessités auquel se heurtent les salariés du film de Brizé. Il y a de quoi devenir fou. Pas seulement par les immondes fins de non-recevoir langagières qui sont opposées à la souffrance humaine, mais par le fait que toutes les coordonnées spontanées de la lutte y sont mises en échec(...)
Le tragique du film de Brizé est qu’il y a un héros et que le héros va immanquablement perdre parce qu’il se trompe. Plus il est héroïque, plus il se trompe, et l’inverse aussi : il se bat pour sauver les emplois dans un monde agencé pour que les emplois ne soient plus sauvables. Et ce sont les résignés qui ont raison – tactiquement. (...)
Alors les structures
Mais le point de triomphe de l’ordre néolibéral désigne aussitôt son point de faiblesse. « Il n’y a pas d’alternative » n’est jamais qu’un énoncé conditionnel à l’état de ses structures. Faire autrement est impossible puisque la nécessité installée par les structures s’oppose à ce qu’on fasse autrement ? Très bien, nous savons maintenant où se situe l’enjeu : dans la reconstruction des structures. Voilà le discours manquant, celui qui laisse une chance de respirer à nouveau au sortir d’un film étouffant : le discours des structures comme objet de la politique. Car, elles, peuvent toujours être refaites – autrement. Ce « toujours », c’est le nom même de la politique. Dès lors qu’on s’élève au niveau des structures, il y a toujours une alternative.(...)
Le discours ordinaire dit que, sous le pouvoir des actionnaires, il n’y a pas d’alternative ; restaurer le discours manquant, c’est dire qu’il y a une alternative au pouvoir des actionnaires. Et comment en finit-on avec le pouvoir des actionnaires ? À ce sujet, il y a des idées assez précises. Une série d’idées même, bien graduée, selon ce que les conditions politiques du moment rendent possible. D’abord le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) qui procède par fixation d’un taux limite de rentabilité complète pour les actionnaires (Total shareholder return), applique un impôt confiscatoire à tout ce qui dépasse, et cisaille ainsi toute incitation à augmenter indéfiniment la pression à la rentabilité financière – l’État capterait tout. En régime, sous SLAM bien ajusté (et sans doute avec les « bonnes » mesures complémentaires), Perrin Industrie (le nom de l’entreprise du film de Brizé) ne ferme pas, car la fermeture est devenue sans objet.(...)
Mais il n’est pas interdit d’aller plus loin. L’étape d’après, c’est de fermer la Bourse. Son charme particulier tient au fait d’apparaître comme l’irresponsable rêverie par excellence quand en réalité elle a toute la rationalité économique pour elle – et même de quoi nouer une alliance objective entre le salariat et une certaine fraction du capital contre leur fléau commun de la finance.(...)
Lire aussi « Et si on fermait la Bourse… », Manuel d’économie critique, septembre 2016. On dira que l’alternative réelle au pouvoir des actionnaires, c’est l’abolition de la propriété financière du capital. C’est vrai. On ajoutera que s’en prendre à la finance ne fait que reconduire l’alternative « du “mauvais” capitalisme (financiarisé) et du “bon” (industriel) », c’est-à-dire rester dans l’exploitation capitaliste. C’est vrai aussi. Maintenant, si quelqu’un voit la sortie du capitalisme dans les conditions d’aujourd’hui, c’est qu’il a la vue psychédélique. Et si, ne connaissant que cet horizon, il se désintéresse de tout ce qui ne l’atteint pas, il est aveugle aux opportunités de la période. Ce n’est pas que penser/militer/expérimenter des rapports non-capitalistes ne soient pas urgent – ça l’est. C’est que délaisser, à ce motif, la possibilité de faire quelque chose dans la conjoncture et à l’étage majoritaire est une absurdité, où l’on ne discerne plus à la fin que la condescendance des virtuosités minoritaires pour le grand nombre(...)
Assurément, il y faudrait une loi. C’est-à-dire jouer le jeu où l’on passe des lois. Mais une petite loi – plus innocente (et plus filoute) que s’il s’agissait de décréter la fin révolutionnaire de la propriété privée –, une loi à portée de main. Par exemple d’un mouvement social de quelque ampleur, qui, sortant du registre du seul refus, l’élirait comme sa revendication positive. Car c’est une bénédiction rare qu’une vision d’avenir, et même une vision d’ampleur, ni plus ni moins que la diffusion invasive de rapports de production postcapitalistes, ait ainsi le bon goût de se laisser résumer dans une disposition législative aussi simple, aussi modeste, aussi accessible – et aussi capable de dérober le sol sous les pieds du pouvoir capitaliste.
Mais, précisément, un mouvement social, nous en avons un sous la main.
Et c’est dans ce moment que, providentielle coïncidence, le film de Brizé nous arrive. Si son tableau des impossibilités objectives est suffocant, il n’appelle par-là que plus intensément le complément du discours manquant, le discours des structures. Du fond de son impasse, il crée la nécessité impérieuse de se décaler, de se désobnubiler des impossibilités locales pour regarder du côté de la cause globale qui les a installées toutes – et rouvrir une possibilité d’ensemble. Il est vrai que recréer une ouverture de cette sorte ne peut être l’affaire que d’une politique macroscopique : on ne refait les structures globales que par de la politique globale – seul moyen, redisons-le, de reconstituer les conditions pour que les luttes locales aient de nouveau leur chance. Mais le mouvement social d’aujourd’hui pressent sa propre portée macroscopique, il entrevoit la portée globale de ses enjeux, il en pose à nouveau la question. C’est bien pourquoi il importe de désectoriser les luttes présentes, de dégager leur dénominateur commun, de voir qu’elles renvoient toutes au même lieu, de nommer ce lieu, et d’unir tous pour l’attaquer. Les moments de cette sorte sont rares, dominés la plupart du temps par l’étroitesse et la compartimentation des horizons locaux (lire « Tisser les luttes »). Voilà qu’il s’en présente un, propice à magnifier l’effet d’un film peut-être appelé à marquer l’opinion, effet paradoxal s’il en est, puisqu’il force à trouver les voies du ré-espoir à partir de son fond de désespoir – et que, bien complémenté, il peut y conduire. Par exemple sous un mot d’ordre simple, ramassé, faussement modeste, mais réellement subversif de l’ordre présent : « Pour la préemption salariale ! »
Post-scriptum
Violences admissibles, violences inadmissibles(...)
ou renvoyer la violence du dehors vers le dehors, ou la retourner contre soi. À force d’intimer à ses camarades « d’arrêter », le héros se dirige inexorablement vers sa fin. Et c’est bien cette forme-là de la violence que le néolibéralisme apprécie par-dessus tout, encourage de fait même – en ne cessant de condamner l’autre. Que les salariés se suppriment. C’est bien triste, mais, disons les choses entre nous, comme solution radicale au problème des gêneurs, c’est épatant. Qu’ils sombrent dans la dépression, ça peut nous intéresser aussi : ne sommes-nous pas fondés à nous débarrasser des loques improductives ?(...)
Toutes les fois où des salariés choisissent autre chose que leur destruction, le ministère de la propagande intégrée est là, entier, écumant, pour leur tomber dessus : France 2, BFM, France Info (la BFM étiquetée « service public »), France Inter dont les matinaliers s’égosillent à chaque occasion pour savoir si tout de même on ne condamne pas ces violences. Car voilà : il faut « condamner les violences ».(...)
Si le film de Brizé est étouffant quand il semble nous laisser sans issue, il est politiquement salutaire quand il restaure les images manquantes, les images antécédentes – celles que les médias prennent bien soin de ne jamais montrer, pour que surtout jamais on ne comprenne.(...)
Pendant ce temps, la racaille éditorialiste, qui ne supporterait pas qu’on lui fasse le centième de ce qu’on fait ordinairement à la classe ouvrière, et quand on la met au travail et quand on la jette hors du travail, continue de donner des leçons. Des dossiers préfectoraux au vent, des vitrines brisées, des sacs de nuggets en déshérence, c’est très grave. Goodyear : divorces par dizaines, naufrages individuels dans l’alcoolisme, surendettements, maisons vendues, 750 salariés sans solutions, RSA. Seize suicides aussi. Les médias avaient parlé du « saccage » de la sous-préfecture de Compiègne. À seize suicidés chez Goodyear, on passe le seuil technique du « saccage » ? on ne le passe pas ?… On ne l’a pas passé. L’humanisme étendu souffre plus pour les nuggets ou les ordinateurs, dont il est vrai qu’on ne souligne pas assez la cause.(...)
C’est que nous voilà rendus à un grand carrefour civilisationnel, une grande ligne de partage politique des eaux. Deux partis s’offrent : le parti des nuggets et le parti des hommes. On va voir qui choisit quoi.