
Pendant plus de deux décennies, le chlordécone, un insecticide ravageur, a contaminé la quasi totalité de la population antillaise. Malgré son interdiction définitive il y a 25 ans, ce puissant perturbateur endocrinien utilisé dans les bananeraies ne disparaîtra pas des sols de Guadeloupe et de Martinique avant plusieurs siècles.
Les premiers touchés sont les ouvriers agricoles. Ils sont pourtant les grands laissés pour compte de ce scandale sanitaire. Certains ont décidé de lever le voile sur leurs conditions de travail. Ils veulent que leurs problèmes de santé, dont de nombreux cancers de la prostate et leucémies, liés aux différents pesticides employés et à la pénibilité du métier, soient enfin reconnus comme maladie professionnelle. Reportage en Guadeloupe(...)
Pendant 20 ans, Marie-Anne Georges a épandu à la main, « sans masque, avec juste un gant et un seau », plusieurs types d’insecticides extrêmement toxiques, dont le Képone et le Kurlone, les deux formules du chlordécone utilisées aux Antilles. Jusqu’à ce qu’elle tombe malade, d’un cancer du sang.(...)
La « banane française », qui vient de Martinique et de Guadeloupe, est cette année fournisseur officiel du Tour de France. « Je suis fier d’accueillir sur le Tour un partenaire aussi soucieux des valeurs familiales et des bonnes pratiques agricoles », se réjouissait il y a deux mois Christian Prudhomme, le directeur du Tour. Des paroles qui ont dû en surprendre plus d’un dans les plantations antillaises.(...)
Un produit si toxique qu’il est interdit en métropole, mais pas aux Antilles(...)
Largement utilisée aux Antilles françaises, ce pesticide a finalement été interdit en 1990 en métropole, mais il a pu être utilisé jusqu’en 1993 en Guadeloupe et en Martinique [2]. Un traitement « spécial » rendu possible par le lobbying des grands planteurs et l’inconséquence de l’État français. Cela au mépris de la santé de la population (...)
Et il contamine tout sur son passage : eau douce, eau de mer, légumes et organismes vivants. Selon l’agence nationale de santé publique (Santé publique France), 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais seraient aujourd’hui contaminés au chlordécone [4].(...)
Dans les plantations, les cas de cancers de la prostate et de leucémies sont nombreux. Or, le lien entre exposition aux pesticides organochlorés (dont le chlordécone fait partie) et ces cancers est maintenant établi [5]. « Toutes les parcelles ont été contrôlées et sont touchées. On charrie la terre, on laboure la terre et ça se déplace en poussière, détaille Albert Cocoyer, secrétaire général de la section banane de la CGT Guadeloupe. Ceux qui travaillent dans les champs mangent sur les parcelles. Et ensuite, ils emmènent cette terre chez eux. »
Les patrons du secteur communiquent sur une filière verte, mais refusent de nous répondre(...)
les plantations antillaises sont un véritable nid de maladies professionnelles non reconnues, d’accidents du travail, d’arrêts maladie non payés et d’interminables conflits sociaux. Seule société de la filière guadeloupéenne à avoir mis en place un comité d’entreprise et un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), la SA Bois Debout présente pourtant un pâle bilan social. L’an dernier, elle a été condamnée par les Prud’hommes à payer, entre autres, des heures supplémentaires non prises en compte ainsi que les 13ème mois de plus de 60 de ses salariés. En 2015, l’ancien patron, Louis Dormoy, avait écopé d’un an de prison avec sursis pour homicide involontaire. L’un de ses salariés avait trouvé la mort lors d’une opération d’élagage effectuée sans dispositif de sécurité.(...)
De plus en plus d’Haïtiens travaillent dans les plantations : « Ils meurent aussi de cancers »(...)
Haïtiens ou Français, les ouvriers de la banane sont pris dans un paradoxe : ils ont beau voir leurs collègues, amis ou parents mourir du cancer, la poudre blanche du chlordécone, devenue invisible avec les années, reste très abstraite comparée aux 150 régimes de bananes de 60 kg chacun qu’ils doivent porter sur leur épaules chaque jour sur des kilomètres. Dans l’esprit des ouvriers, travailler sur une terre contaminée « n’est pas plus dangereux que de devenir infirme en transportant ces charges-là », soupire Albert Cocoyer. Le cancer de la prostate est pourtant bien le grand fléau des îles productrices de bananes d’exportation. Dans son dernier ouvrage, le toxicologue André Cicolella confirme qu’il y a aux Antilles trois fois plus de décès dus à ce type de cancer qu’en métropole [6].
« L’État a choisi de laisser crever les ouvriers agricoles »(...)
Faire reconnaître son cancer comme maladie professionnelle est aujourd’hui très improbable. Et quand certains y parviennent, cela ne suffit pas pour bénéficier d’une prise en charge complète. (...)
« L’État a choisi de laisser crever les ouvriers agricoles, fulmine Philippe Verdol, président de l’association EnVie-Santé et maître de conférence en économie à l’université des Antilles. Beaucoup sont morts non indemnisés. La stratégie de l’État a été d’attendre le plus longtemps possible. » [7].
Mais les responsables de la CGTG n’ont pas abdiqué. Avec leurs camardes martiniquais, ils veulent faire pression sur le préfet et sur l’agence régionale de santé afin d’obtenir la gratuité des soins pour les ouvriers malades. (...)
Objectif : établir les facteurs de risque et faire reconnaître les maladies de ces salariés comme des maladies professionnelles. Encore faudrait-il que le préfet accepte de débloquer la somme de 1,5 million d’euros nécessaire à l’achat de trois appareils destinés à mesurer le taux de pesticides sanguin. C’est pourtant bien peu comparé au puits sans fond que représentent les conséquences sanitaires du chlordécone, qui détruit encore la santé des travailleurs antillais un quart de siècle après son interdiction.