
Plusieurs fournisseurs de Ikea ont recours au travail forcé dans les prisons et les colonies pénales biélorusses. Des camps de travail où sont détenus plus de 1 000 opposants au régime, et dans lesquelles se pratiquent la torture et les privations.
Grâce à des dizaines de témoignages et l’analyse de centaines de documents comptables, pour la plupart publics, notre enquête dévoile que dix fournisseurs biélorusses d’Ikea – soit près de la moitié de ses principaux prestataires – ont collaboré avec des prisons de la dictature au cours des dix dernières années. Au total, cinq prisons ont travaillé avec ces entreprises alors qu’elles étaient au même moment en contrat avec le groupe suédois. Des établissements pénitenciers connus pour des faits de torture, de privation de nourriture et de soins, à l’opposé des valeurs affichées par la firme suédoise. Dans son cahier des charges, le géant de l’ameublement assure à ses clients ne pas avoir recours au « travail forcé » ni au « travail pénitentiaire » pour produire ses marchandises. (...)
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En se rendant dans un magasin Ikea de Metz, en mars, puis quelques mois plus tard à Strasbourg et à Leuna, en Allemagne, Disclose a constaté la présence dans les rayons de mobilier qui pourrait potentiellement être entaché du travail forcé de prisonniers biélorusses.
L’idylle entre Ikea et la dictature d’Alexandre Loukachenko démarre en 1999. En l’espace d’une vingtaine d’années, l’Etat biélorusse, qui détient l’ensemble des forêts du pays, devient le deuxième pourvoyeur en bois du groupe après la Pologne. Et l’un de ses importants fournisseurs en matières premières et meubles à bas coût. Une stratégie qui porte un nom, « Go Belarus ». Elle aurait permis à l’entreprise de tripler ses achats sur place, passant de 130 millions d’euros de commandes en 2018, à 300 millions d’euros en 2021, selon l’agence de presse d’Etat.
La répression de la population et la brutalité d’un régime qui exécute ses condamnés à mort d’une balle dans la tête ou qui s’autorise à détourner un avion Ryanair pour arrêter un journaliste n’y changeront rien. Pas plus que le cri d’alarme de la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Biélorussie. (...)
Prison-usine
Parmi les partenaires d’Ikea qui collaborent de longue date avec le système carcéral biélorusse, Disclose a pu identifier une entreprise de textile baptisée Mogotex. La société, qui a notamment fourni à son client suédois du linge de table, des rideaux et des serviettes, aurait collaboré avec au moins quatre colonies pénales biélorusses.
L’un des centres de détention avec lequel collabore Mogotex est dénommé IK-15, comme le révèle un document comptable de juillet 2021 rendu public par la prison. « IK-15, c’est le territoire de l’horreur absolue, où les bourreaux de Loukachenko font ce qu’ils veulent », témoigne auprès de Disclose Tsikhan Kliukach. Le jeune homme de 19 ans y a été enfermé pendant dix mois, entre 2021 et 2022. Son crime ? Avoir participé à une manifestation contre le gouvernement à Minsk, la capitale.
Tsikhan Kliukach, 19 ans, ex-prisonnier politique de la colonie pénale IK-15 (DR)
Selon lui, les prisonniers politiques incarcérés dans cette colonie pénitentiaire subissent un traitement d’une rare violence (...)
Tsikhan Kliukach ne peut certifier que les biens fabriqués dans la prison-usine IK-15 permettent d’alimenter les magasins Ikea. Mais cela ne le surprendrait pas. « Il y avait des rumeurs disant que les produits de la colonie étaient exportés en Europe », se souvient-il, avant d’ajouter qu’il faudrait, selon lui, que « les entreprises biélorusses qui vendent ou utilisent les produits fabriqués dans les colonies tombent sous le coup des sanctions, car l’utilisation du travail forcé des prisonniers politiques n’est rien d’autre qu’un soutien à la dictature. »
Un prestataire d’Ikea lié à une prison pour mineurs
Le sous-traitant Mogotex s’est également fourni en textile auprès d’une prison pour mineurs : IK-2. Cet établissement est notoirement connu pour la brutalité de son personnel. (...)
Selon notre enquête, au moins six partenaires biélorusses d’Ikea ont travaillé avec cette prison pour mineurs entre 2014 et 2019. Parmi eux figure le groupe Borwood, la plus grande fédération de producteurs de bois publics du pays. Une filiale de Borwood, baptisée Vitebskdrev, a par exemple fait appel à la prison IK-2 pour la fourniture de « planches de bois », comme le révèle une créance de 2016 consultée par Disclose. A noter : Borwood a fait certifier tous ses produits en bois aux normes d’Ikea.
Mélange des genres
« La production des colonies pénitentiaires biélorusses constitue un secteur économique très développé, avec des entreprises commerciales créées dans ces colonies, explique à Disclose le chercheur en sciences politiques et spécialiste des mouvements protestataires en Biélorussie, Yauheni Kryzhanouski. Ces entreprises sont dotées de sites Internet qui semblent tout à fait normaux, hormis la mention “production du système pénal-correctif” indiquée en petit dans un coin de la page ».
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Signe des temps, Rypp 5 s’est même dotée d’un compte Instagram censé donner envie aux potentiels clients. (...)
Ikea a déjà eu recours au travail forcé en Allemagne
En mars dernier, Ikea a annoncé la suspension de ses « exportations et importations » en provenance de Biélorussie. Cette décision aurait été prise en solidarité avec les « millions de personnes touchées » par la guerre en Ukraine, à laquelle participe activement le régime d’Alexandre Loukachenko, le principal allié de Vladimir Poutine dans la région. Au vu des informations disponibles, la firme suédoise aurait pourtant dû mettre fin à sa coopération avec ses fournisseurs biélorusses il y a des années. Car, même si rien ne permet à ce stade de prouver que des prisonniers ont participé directement à la fabrication de produits Ikea, l’intégrité de sa chaîne de production est sérieusement mise en cause. (...)
En 2021, plusieurs syndicats ont enjoint la firme à cesser son business avec la Biélorussie, appelant de leurs vœux « des enquêtes indépendantes auprès de ses fournisseurs pour déterminer leur respect des droits de l’homme et du travail ». Interrogée, le groupe assure avoir réagi dès « l’été 2021 », en prenant « la décision de ne pas développer de nouvelles affaires en Biélorussie, jusqu’à nouvel ordre ». Concernant le recours au travail forcé, la société suédoise botte en touche. (...)
Le problème s’était déjà posé en 2012. A l’époque, l’entreprise avait été contrainte d’admettre le recours au travail forcé de prisonniers politiques en RDA dans les années 1970 et 1980. Le directeur général de l’antenne allemande du groupe s’était dit « profondément affecté » par ces révélations. « Ikea n’a pas accepté et n’acceptera jamais que des prisonniers politiques soient utilisés dans la production », disait-il.