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Entre les lignes, entre les mots
En 1994, la parole a tué. Histoire et thérapie, récit et mémoire.
Article mis en ligne le 1er avril 2019

En 1959, la nuit commence à s’étendre sur le pays. Les auteur-e-s des Cahiers de mémoire ont alors 15 ans, 9 ans, 6 ans … Année après année, les massacres se répètent jusqu’à l’apocalypse du génocide des Tutsi en 1994. Aucun de ces enfants n’était préparé à connaître cette histoire. L’atelier de mémoire a recueilli les récits de ces enfants devenus des adultes, des personnes âgées, des « grandes mamans » comme on les appelle là-bas

Trois groupes de participants se sont réunis successivement entre 2014 et 2018. Les textes du premier groupe sont parus en français1, en 2017. Ceux du deuxième et du troisième groupe sont réunis ici.

Au cours de ces trois sessions, l’objectif était identique : écrire l’histoire du génocide et la transmettre aux générations futures. Certains rescapés évoquent parfois des chercheurs venus recueillir leurs témoignages sans qu’eux-mêmes, les sujets de l’histoire, ne sachent à quelles fins leurs récits étaient destinés. À de rares exceptions2, personne ne leur a transmis les livres qui recensaient leurs paroles. Ils se demandent qui, mieux que les survivants, peut parler du nombre de victimes, de la manière dont elles ont été tuées, de la chasse à l’homme qui s’est déroulée sans répit durant cent jours, de la cruauté meurtrière des voisins et, parfois, des membres les plus proches de leur famille ? Qui mieux qu’eux peut parler des humiliations et violences subies par leurs parents durant la colonisation allemande ou belge et de leurs effets directs sur la mise en œuvre du génocide, précédé par des « répétitions » successives qu’ils/elles ont connues durant trente-cinq ans ?

C’est ce qu’écrit de manière fulgurante Marthe Mukagihana :« Si je produis ces écrits, c’est parce que certains prétendent que le génocide a commencé en 1994 quand l’avion de Habyarimana s’est écrasé ! Mais… Quand on a brûlé nos maisons, cet avion s’était-il déjà écrasé ? Quand j’effectuais toutes ces pérégrinations au Burundi ou au Congo, cet avion s’était-il déjà écrasé ? Quand on a commencé à nous dire que nous sommes originaires d’Abyssinie, cet avion s’était-il déjà écrasé ? En 1959, quand les gens fuyaient pour se réfugier à l’étranger, quelle était l’origine de leur exil ? N’est-ce pas précisément à cette époque que le processus génocidaire a été enclenché3 ? » (...)

Regroupés dans l’atelier de mémoire à Kigali, les participants ont trouvé la force et le courage d’écrire leur récit dans un groupe où chacun était le destinataire de l’autre, où chacun s’adressait à l’autre comme à l’ensemble du groupe. Sans la présence explicite d’un destinataire, sans visée thérapeutique délibérée, le témoin est dépossédé de ses propres paroles, de ses souvenirs et de son histoire.

Durant les veillées de mémoire, chacun-chacune prononce la liste interminable des siens disparus, pour immortaliser leurs noms et leur donner une sépulture. Dans les séances de l’atelier de mémoire, il a fallu non seulement oser dire et énumérer les noms des disparus, mais aussi donner les coordonnées des lieux de massacre, les dates. Toutes ces énumérations déroulées au fil du récit n’ont pas été fortuites, elles retracent dans son intégralité le territoire de la psyché envahie par la violence génocidaire. Il a fallu regarder le passé, ancrer les souvenirs de l’enfance à l’âge adulte, les rendre visibles, les sauver de l’oubli, les intégrer dans son autobiographie. (...)

la page du cahier de mémoire joue le rôle de l’espace transitionnel, elle est un lieu de retrouvailles qui se dessine dans les lettres adressées aux disparus. Comme s’ils étaient encore « là ». On leur parle. On leur donne des nouvelles, on leur confie des messages5. (...)

L’un des drames les plus féroces que connaissent les enfants tutsi dans la période pré-génocidaire, et tout particulièrement en 1972-1973, c’est l’exclusion de l’école. Une génération entière sera interdite d’accès au secondaire, empêchée de poursuivre son parcours intellectuel. Un système impitoyable dit « d’équilibre ethnique » les relègue hors des écoles. Les meilleurs élèves tutsi sont remplacés par de médiocres élèves hutu. La discrimination s’ancre à jamais dans leur existence. Sans recours possible. Il n’est pas un cahier de mémoire qui ne relate cette discrimination cruelle et totalement injuste. Les écoliers sont les victimes précoces de la machine génocidaire qui est en train de se mettre en place. (...)

« En 1994, la parole a tué au Rwanda », écrit Emilienne Mukansoro. Parallèlement à l’expérience mutilante vécue par les enfants, les adultes n’avaient pas davantage le droit de parler ni de dire, et encore moins de critiquer ou de se plaindre. Il fallait se taire, accepter. Comme les enfants, les intellectuels seront impitoyablement visés. Pour triste exemple, retenons celui de Kanyabugoyi Fidèle. Quelques instants avant le coup fatal qui lui sera porté, les miliciens lui arrachent ses lunettes, après avoir dit : « On te tuera, il n’y aura plus personne pour écrire des articles contre le régime7. » (...)

En livrant leur récit mémoriel, les rescapés restituent la vie des leurs (ils leur parlent). Ils reconstruisent leur propre vie hors de l’espace dévasté et de la temporalité hallucinée dominés par la logique traumatique. Conjuguant entre elles les trois dimensions de la temporalité, les récits recréent les liens de filiation générationnelle. (...)

Autrefois, on se déplaçait sans peur vers les bureaux de la commune et les marchés. Les églises et les paroisses étaient encore sanctuarisées et tous y trouvèrent refuge lors des massacres qui eurent lieu en 1959, 1961, 1973, 1990. En 1994, tous ces lieux deviendront des lieux de mort certaine et à grande échelle. (...)

La géographie dessine le trajet de la fuite et la topographie de la terreur. Sur des pages et des pages, certaines décrivent leur parcours périlleux qui s’étend sur plusieurs semaines, voire durant un mois ou deux. Pourtant un nombre infime de kilomètres est parcouru, fait d’allers et retours, dans un sens et dans l’autre et de nouveau encore dans le sens inverse sur la même route. Inlassablement. Le périmètre de la peur est immense. Il se fige parfois parmi les morts abandonnés sur les lieux de massacres.

Dans ce paysage, tenant les barrières tant redoutées, il y a les voisins. Il en est beaucoup question dans les cahiers de mémoire : « mon voisin le plus proche », « la maison voisine10 »… Amis d’hier, ils sont devenus des bourreaux inflexibles. À de rares exceptions, ils acceptent de cacher les fugitifs, pour un temps très court, exigeant avant d’ouvrir leur porte qu’ils reprennent dès le lendemain leur fuite effrénée. Quelques-uns pourtant les ont protégés, affirmant en dépit de tout : « Il est des nôtres11. » (...)

Le travail d’écriture de l’histoire a resitué le trauma dans une chronologie et une spatialisation qui permet de s’en déprendre. La scène traumatique a progressivement cessé d’envahir l’espace psychique. (...)

La méfiance généralisée, les sentiments de haine et de vengeance légitime s’avéraient à la longue autodestructeurs et suicidaires. Ils ont été supplantés par une confiance solide et généreuse. Reconstructrice.