
« Ça fait vingt ans qu’on nous dit d’aller voter, faire barrage au Front national et aux idées d’extrême droite. Mais ces idées d’extrême droite elles sont là, elles sont appliquées par la justice ! » Le 8 août, jour de son jugement, Cédric Herrou dénonce la responsabilité de nos gouvernants : « C’est une politique d’extrême-droite, j’interpelle M. Macron, il faut qu’il se positionne là-dessus. »
Le président de la République ne semble pas avoir entendu l’appel de Cédric Herrou. En revanche, le ministre de l’Intérieur s’est exprimé clairement. Fin juillet, il envoie une lettre à Éric Ciotti, qui est présentée le 11 août dans Nice-Matin. « Dans 98% des cas, les demandeurs ne se sont pas présentés au Guichet unique de demande d’asile, ce qui constitue un signe manifeste de détournement de la procédure d’asile ». Les militants seraient donc des passeurs.
Cependant, le reproche ne s’arrête pas là. Gérard Collomb évoque « un afflux exceptionnel de migrants, guidés par différents collectifs de la vallée de la Roya animés par la volonté d’occuper l’espace public et médiatique ». Fin 2016, quand Cédric Herrou était élu « Azuréen de l’année » par les lecteurs de Nice-Matin, Éric Ciotti protestait déjà : « Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année ! » Selon le député, c’est juste qu’il a réussi à « ouvrir une page Facebook » et à « manipuler la joute médiatique à sensations » (sic). L’enjeu, on l’a vu, c’est bien la publicité de l’action militante, qui rend visible la politique de l’État, plus encore que cette action elle-même. (...)
lors de son premier procès, à Nice en janvier 2017, « il lui est surtout reproché par le procureur », note alors Mediapart, « d’avoir revendiqué son action dans les médias ». Selon ce magistrat, « nous sommes deux à avoir saisi le tribunal : lui, par sa volonté de communication dans un changement de stratégie, et moi car quand on me dit “je viole la loi, je sais que je viole la loi et je le fais quand même”, je suis là pour défendre la loi ». Entretemps, le 5 octobre, l’agriculteur était en vedette dans le New York Times. Le titre de l’article évoquait un « chemin de fer clandestin », en référence aux abolitionnistes qui, aux États-Unis, ont joué le rôle de « passeurs » pour les esclaves avant la Guerre de Sécession.
Illégale ou pas, la légitimité de l’action de Cédric Herrou ne rend-elle pas illégitime l’action des pouvoirs publics face aux migrants ? C’est donc sa notoriété internationale nouvelle qui relance l’action policière et judiciaire, comme en écho à l’indignation d’Éric Ciotti relayée par Gérard Collomb. De même qu’en Italie, contre les ONG qui sauvent des migrants en Méditerranée (voir la troisième partie de ce billet), serait-ce en vertu de quelque « harmonie préétablie » que les décisions de la justice indépendante s’accordent si bien avec la logique politique de l’exécutif ?
Double discours (...)
Le 22 juin, le Défenseur des droits dénonçait une fois de plus l’action des pouvoirs publics à Calais : « Compte tenu du caractère exceptionnellement grave de la situation, il a souligné auprès du gouvernement la responsabilité qui lui incombe de faire cesser les situations où des personnes se trouvent dans un dénuement tel qu’il caractérise un traitement inhumain ou dégradant. »
En particulier, Jacques Toubon demandait « instamment » l’accès à l’eau et la distribution de nourriture. Le même jour, lors du Conseil des ministres, Emmanuel Macron « en a appelé à la plus grande humanité » dans la gestion des migrants. Pourtant, lorsque le Tribunal administratif de Lille a ordonné le 26 juin « la création de points d’eau et de sanitaires », et « l’obligation de laisser les associations continuer à distribuer des repas », le ministre de l’Intérieur (voir la première partie de ce billet) a décidé de faire appel.
D’ailleurs, lors de sa visite à Calais le 23 juin, oubliant l’appel du Président, la veille, Gérard Collomb ne parle que « migrants “enkystés”, “abcès de fixation”, “problèmes de l’asile” qu’il faudrait “traiter”… ». Bref, il tient un discours qu’on peut résumer par « la fermeté sans l’humanité ». S’il évoque celle-ci, c’est pour féliciter les forces de l’ordre qui font preuve de « beaucoup d’humanité ». L’association Human Rights Watch dénonce pourtant leur usage quotidien de gaz poivre dont elles aspergent la nourriture et l’eau, mais aussi le couchage et même le visage des migrants, y compris mineurs…
Le même jour, Emmanuel Macron, aux côtés d’Angela Merkel à Bruxelles, s’enflamme : « Nous devons accueillir des réfugiés, car c’est notre tradition et notre honneur. » (...)
c’est bien, « en même temps », selon la formule chère à Emmanuel Macron, une chose et son contraire. (...)
Aux côtés d’Angela Merkel, Emmanuel Macron déclare avec emphase – et la phrase vaut d’être citée une seconde fois : « Nous devons accueillir des réfugiés, car c’est notre tradition et notre honneur. » Encore faut-il écouter aussi la phrase suivante : « Les réfugiés ne sont pas n’importe quels migrants, ce ne sont pas des migrants économiques, ce sont des femmes et des hommes qui fuient leur pays pour leur liberté ».
On sait bien que « la distinction entre “bons” réfugiés et “mauvais” migrants n’est pas tenable ». Début septembre 2015, au moment où les Syriens fuyaient en masse leur pays en guerre, elle venait tout juste d’être réactivée, dans une lettre commune, par François Hollande et Angela Merkel. Ce partage rhétorique allait permettre à l’Allemagne d’ébranler la logique de « l’Europe forteresse » pour s’ouvrir aux premiers (et pas aux seconds), sans obliger la France à rien changer, puisqu’elle allait continuer de se fermer aux uns comme aux autres.
Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron ne se contente pas de reprendre à son compte cette distinction. Il entreprend de la justifier politiquement lors de son premier grand discours sur l’immigration, le 27 juillet 2017 à Orléans. (...)
À rebours des discours gouvernementaux depuis Nicolas Sarkozy, les migrants ne sont même plus présentés comme les victimes des « passeurs » : à l’inverse, ceux-là « nourrissent » ceux-ci, en même temps que le « grand banditisme ». Pire : un lien est affirmé entre « migration » et « terrorisme ». Mais, sur ces deux points, quel sens conserve alors la distinction entre « réfugiés » et « migrants économiques » ? Au président, il faudrait répéter la question que posait le candidat le 1er janvier dans Le Monde : « Les attentats de Paris, de Nice ou de Berlin seraient‑ils liés au laxisme migratoire ? », ainsi que la réponse qu’il lui apportait, contre toutes les tentations xénophobes : « Rien n’est plus faux que cette abjecte simplification. »
Aux frontières de l’extrême droite
À propos du traitement des migrants en Méditerranée, le sociologue italien Salvatore Palidda proteste fortement contre les euphémisations : « arrêtons d’édulcorer les faits : ce que l’Europe est en train de faire contre les êtres humains qui cherchent à y arriver est fascisme et racisme. » Criera-t-on à l’exagération ? En France, après le 27 juillet, quelle différence subsiste-t-il encore, en matière d’immigration, entre le discours du Front national et celui du Président de la République ? (...)
On comprend mieux pourquoi la chasse aux migrants se prolonge aujourd’hui par une chasse aux militants : c’est que la solidarité politique nous fait voir, au-delà des discours, la réalité des pratiques qui les contredisent. (...)
Au fond, Gérard Collomb est sans doute la vérité d’Emmanuel Macron, sans l’aménité. Grâce à des militants dont Cédric Herrou est l’emblème, on découvre que la politique migratoire du régime actuel, c’est un peu comme le fameux couteau de Lichtenberg. Ce qui la distingue de celle préconisée par le Front national, c’est l’opposition traditionnelle, dans l’ordre du discours, entre « réfugiés » et « migrants économiques » ; ce qui la rapproche, en pratique, c’est un même traitement des uns et des autres. Le macronisme migratoire, en fait de réponse à l’extrême droite, c’est un couteau sans lame auquel ne manque que le manche.