
En 2009, Elinor Ostrom figure parmi les lauréats du prix Nobel d’économie pour son analyse de la gouvernance économique, notamment en ce qui a trait aux biens communs. Si ce choix en surprend plus d’un au sein de la profession, sa quête de toute une vie pour comprendre les modalités de gestion réussie des ressources communes est riche d’enseignements pour notre avenir.
Elinor Ostrom (1933-2012) naît en Californie, dans la tourmente de la Grande Dépression. Ses parents ont des penchants artistiques – son père est scénographe et sa mère musicienne – et aucun d’eux n’a de diplôme universitaire. Ostrom étudie au lycée de Beverly Hills en tant que « fille de pauvres dans une école de riches », selon la formule qu’elle emploiera plus tard, puis fait des études de sciences politiques à l’UCLA. Elle y obtient ensuite son doctorat dans le même domaine, après avoir été recalée du programme de troisième cycle en économie.
Elle obtient un premier poste universitaire comme professeur à mi-temps à l’Université de l’Indiana, où elle s’est installée afin d’accompagner son mari Vincent Ostrom. S’ensuivent la titularisation, puis une série d’honneurs (...)
Affronter la tragédie des communs
Toute la carrière universitaire d’Ostrom est axée autour d’un concept qui joue un rôle essentiel en économie, mais qui est rarement examiné en détail : le concept de propriété. Ronald Coase signalait déjà à la profession l’importance de bien définir les droits de propriété lorsque les actions d’un individu ont une incidence sur le bien-être d’autres individus. Or, la principale préoccupation de Coase était la frontière entre l’individu et l’État dans la régulation de ces actions. Ostrom s’attelle à explorer cet entre-deux nébuleux où ce sont les communautés, et non pas les individus ou les gouvernements officiels, qui détiennent les droits de propriété. (...)
La sagesse conventionnelle à l’époque veut que cette propriété collective informelle des ressources conduise à la catastrophe. Dans un article influent publié en 1968, l’écologiste américain Garret Hardin affirmait que, lorsque plusieurs utilisateurs ont accès à une même ressource de valeur, il en résulte une « tragédie des communs » à laquelle aucune solution technologique ne peut être apportée. S’appuyant sur l’exemple des pâturages pour illustrer sa thèse, Hardin faisait valoir que chaque éleveur ajoutera une bête de plus à son troupeau aussi longtemps que cela maximisera son intérêt personnel, négligeant les coûts de cette activité pour les autres éleveurs avec qui il partage les communs. La conséquence en est l’épuisement puis la destruction finale des pâturages. La tragédie ne peut être évitée qu’en divisant la terre en parcelles privées ou par la régulation étatique.
C’est en grande partie grâce à la recherche rigoureuse d’Elinor Ostrom que cette conception ne fait plus consensus.
Une première étape dans la construction de son cadre analytique est d’établir une distinction nette entre les ressources qui sont en propriété commune et celles qui sont en libre accès. La propriété commune implique une communauté bien définie d’utilisateurs, ainsi qu’un ensemble de règles et de normes qui permettent à chacun de réguler le comportement des autres. Les membres de la communauté agissent – individuellement ou de concert – de façon à empêcher les étrangers d’exploiter la ressource, même si les lois formelles de l’entité politique plus vaste dans laquelle ils sont intégrés interdisent expressément une telle exclusion. Les exemples comprennent plusieurs pêcheries côtières, les pâturages et les zones forestières. En revanche, l’accès libre renvoie aux ressources dont l’exclusion est difficile, voire impossible, sans une intervention officielle de l’État. Les pêcheries océaniques et l’atmosphère mondiale comme puits de carbone en fournissent des exemples.
Ostrom n’est pas la seule à souligner l’importance de cette distinction, mais elle se démarque par la vaste gamme de méthodes qu’elle utilise pour tâcher de saisir les conditions dans lesquelles la tragédie des communs peut être évitée. (...)
L’une des plus grandes forces d’Ostrom est d’avoir créé des réseaux pour recueillir et consolider les données accumulées par une foule d’individus dispersés à travers le monde. (...)
Ostrom estime que l’accès à des données en provenance d’une diversité de sources est nécessaire à la bonne compréhension des déterminants comportementaux et institutionnels de la fourniture locale de biens publics, mais aussi de l’utilisation des ressources communes. À cet effet, elle mène des enquêtes de terrain dans des communautés dont la survie dépend de la gestion efficace des ressources partagées, y compris dans des communautés ayant des siècles d’expérience d’auto-gouvernance. (...)
Ostrom croit fermement à la complémentarité de différentes méthodes de recherche. Elle examine des données topographiques et d’autres données géographiques, ayant recours à des images satellite bien avant que cela ne devienne une pratique courante dans les sciences sociales. En outre, elle mène des expériences de laboratoire destinées à simuler les environnements étudiés. (...)
À partir de ses propres recherches et de milliers d’études de cas qu’elle a soigneusement rassemblées et examinées, Ostrom en arrive à la conclusion qu’il existe une grande variété d’expériences dans la gestion de la propriété commune. Certaines communautés sont capables de concevoir des règles et de s’appuyer sur des normes sociales pour imposer l’utilisation durable des ressources, tandis que d’autres n’y parviennent pas. Elle passe une bonne partie de sa carrière à essayer d’identifier les déterminants empiriques du succès et de comprendre les mécanismes à travers lesquels celui-ci est atteint.
Les enseignements généralisables qu’elle tire de cette masse de données disparates sont rassemblés dans un livre très influent publié en 1990 : Governing the Commons (publié en 2010 en français sous le titre La gouvernance des biens communs). Elle propose dans ce livre un ensemble de principes associés à la gestion durable des ressources : des limites clairement définies, des règles explicites, une surveillance efficace, des sanctions graduelles pour les contrevenants, des mécanismes de résolution des conflits, une large participation à la gouvernance et une autonomie relative vis-à-vis des autorités supérieures. Typiquement, une gouvernance réussie requiert une hiérarchie emboîtée de procédures, avec des règles qui organisent les activités de routine à la base, des procédures de décision collective pour modifier ces règles à un niveau supérieur, et des mécanismes de choix constitutionnel au sommet. Ostrom nomme jeux polycentriques ces procédures de prise de décision à plusieurs niveaux. (...)