
Jamais EDF ne s’était trouvée en situation de ne pas pouvoir fournir de l’électricité sur le territoire. Les « éventuels délestages » confirmés par le gouvernement attestent la casse de ce service public essentiel. Pour répondre à l’urgence, le pouvoir choisit la même méthode qu’au moment du Covid : verticale, autoritaire et bureaucratique.
La colère est là, l’accablement aussi. Depuis l’annonce de l’arrêt d’un certain nombre de centrales nucléaires à la suite de constats de corrosion sous contrainte puis celle d’éventuels délestages dans les prochaines semaines, les salariés d’EDF assistent, inquiets, au délitement de leur entreprise. La catastrophe qu’ils redoutaient, qu’ils dénonçaient depuis des années, sans que les pouvoirs aient jamais voulu les entendre, est là.
Comme l’ont déjà vécu avant les personnels de la Poste, de France Telecom, de GDF, de la SNCF, des hôpitaux, ils ont le sentiment d’être dépouillés du sens même de leur travail. (...)
Le risque de voir une partie de la France plongée dans le noir pendant deux heures pendant les périodes de pointe de consommation au cœur de l’hiver est en train de provoquer un électrochoc bien au-delà du groupe public. Alors que les gouvernement successifs se rengorgeaient « de l’excellence du modèle français », l’opinion publique découvre qu’EDF est placée dans l’incapacité de remplir sa mission première : fournir de l’électricité à tout le monde, à tout moment. Après l’écroulement de l’hôpital public et de la santé au moment de la crise du Covid, cette nouvelle faillite nourrit le sentiment de décrochage du pays. (...)
La condamnation de cet échec est unanime dans la classe politique. « Non, ce n’est pas normal que la France en soit là », a réagi Olivier Marleix, qui a fait de l’industrie et de l’énergie son cheval de bataille depuis plusieurs années. Le chef de file de Les Républicains (LR) à l’Assemblée nationale pointe la responsabilité particulière d’Emmanuel Macron dans cette faillite. (...)
Philippe Brun, député (PS) de la Nupes (Nouvelle Union populaire, écologique et sociale) et membre de la commission des finances, emploie à peu près les mêmes termes. « C’est le stade final de la décomposition du service public. On a détruit une entreprise d’excellence en quinze ans. Aujourd’hui, on vit notre 1940 énergétique », dit-il. Se référant à L’Étrange Défaite de Marc Bloch, il pointe en particulier la responsabilité de la haute administration, baignant dans la même idéologie libérale depuis trente ans. « Je les connais bien, j’ai fait l’ENA [École nationale d’administration] comme eux, avec eux », dit le député de l’Eure.
Une analyse que partage le physicien Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique (...)
« C’est dans les structures des cabinets et de la haute administration qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté industrielle et énergétique », a-t-il insisté.
Affolement au sommet de l’État
Alors que le sujet des délestages s’installe sur toutes les chaînes d’information en continu, la panique gagne les cabinets ministériels. Alors que les boucliers tarifaires énergétiques doivent s’arrêter le 31 décembre, que l’inflation, notamment sur les produits alimentaires, continue de galoper, que les tensions s’accumulent sur fond de réforme des retraites, les « coupures tournantes » pourraient être l’étincelle qui embrase l’opinion publique.
Après avoir sonné l’alarme en novembre, Emmanuel Macron tente d’endiguer la menace. « Les scénarios de la peur, pas pour moi ! », a-t-il tonné depuis Tirana (Albanie), où il était en déplacement, assurant que les délestages n’étaient qu’un « scénario fictif ». En juillet, le président assurait, tout comme le ministère de la transition écologique, qu’il « n’y aurait pas de coupures d’électricité », alors que déjà les alertes sonnaient de toutes parts.
Le gouvernement a-t-il tardé à anticiper la situation ? Dès le printemps, les gouvernements allemand et italien avaient commencé à bâtir des scénarios d’urgence énergétique, indiquant les priorités, les secteurs touchés par les effacements de consommation, selon le niveau de tension sur les réseaux. Ces plans ont été connus et rendus publics largement à l’avance, permettant à chacun de se préparer.
En France, rien de tel. « En juillet, des dirigeants des entreprises de ma circonscription se sont tournés vers la préfecture pour avoir des informations, savoir comment se préparer, la préfecture a été incapable de leur donner la moindre information », raconte Philippe Brun. (...)
Alors que le groupe public traverse une crise sans précédent requérant la mobilisation de toute l’entreprise, c’est le moment que le gouvernement a choisi pour provoquer un changement accéléré de pouvoir à la tête de l’entreprise. Non pas à titre de sanction pour gestion défaillante mais pour préparer l’avenir de la future EDF ! Bercy et l’Élysée ont donc exigé la démission anticipée – son mandat se terminait normalement en février 2023 – du président d’EDF, Jean-Bernard Lévy, en juillet. Mais ils ont mis des semaines à s’entendre sur le nom de son successeur, plongeant le groupe dans une période de flou et d’incertitudes inutiles. Luc Rémont a finalement été nommé le 23 novembre.
Mais, entre-temps, la situation s’est considérablement dégradée. « Si l’affolement a gagné le pouvoir, c’est parce que les réacteurs nucléaires qui devaient redémarrer ne sont pas repartis. Et on ne sait pas quand ils pourront redémarrer », explique un connaisseur du dossier. « Le calendrier était trop serré. Mais, comme d’habitude, la parole technique n’a pas été entendue », dit Élise. Le pouvoir a découvert que le temps de la technique n’est pas compressible, même face aux imprécations politiques. Surtout dans l’électricité. (...)
De son côté, EDF a mesuré une fois de plus la perte de ses compétences techniques, de ses savoir-faire, dissipés, dispersés dans les réorganisations multiples, les politiques d’économie, les suppressions d’emplois exigées au nom d’une stratégie financière et actionnariale. (...)
De son côté, EDF a mesuré une fois de plus la perte de ses compétences techniques, de ses savoir-faire, dissipés, dispersés dans les réorganisations multiples, les politiques d’économie, les suppressions d’emplois exigées au nom d’une stratégie financière et actionnariale. (...)
Mesurant finalement les dangers de la situation, le gouvernement a finalement présenté son plan d’action le 2 décembre. Dos au mur, il retrouve les mêmes méthodes et les mêmes réflexes que pendant la gestion de la pandémie. Tout est vertical, autoritaire et bureaucratique, porteur en germe des mêmes risques de dérives d’arbitraire, d’absurdité et de chaos. (...)
Les préfets en gestionnaires de réseau
Adepte de la centralité, le gouvernement fait reposer toute la gestion de la crise sur les préfets. Ce sont eux qui seront les arbitres, qui désigneront les clients prioritaires et les autres. « Mais les préfets n’ont pas la connaissance technique pour faire ces choix », relève Fabrice Coudour, secrétaire fédéral de la FNME-CGT. Et ils ne disposent plus des compétences ni en interne – la fonction territoriale a drastiquement diminué au cours de la dernière décennie – ni en externe.
« Auparavant, il y avait un responsable d’Enedis [ex-ERDF, chargé de la distribution et de la commercialisation de l’électricité – ndlr] qui centralisait toutes les informations au niveau d’un département. Il connaissait tout le territoire, les clients, les sites, les lieux prioritaires et était capable de donner toutes les informations aussi bien aux préfets qu’à tous les intervenants sur la chaîne énergétique. Cette chaîne a été totalement désintégrée par toutes les réformes de la libéralisation du marché de l’énergie. Aujourd’hui, il y aurait une tempête comme en 1999, on ne saurait plus y faire face », dit Philippe Brun. (...)
après la prise en compte des besoins de services prioritaires (hôpitaux et services de santé, pompiers, gendarmeries et services de sécurité, administrations et services publics essentiels), les préfets de ces départements risquent de n’avoir aucune marge de manœuvre.
Ces choix et ces inégalités de traitement sur le territoire risquent très vite de faire débat, alors que le gouvernement prévient que des écoles pourront être fermées, des trains arrêtés. (...)
Trous dans la raquette
Depuis les annonces de risque de délestage, tout le monde, à tous les niveaux, tente de prendre la mesure de ce que cela pourrait signifier : vivre, même deux heures, sans électricité. Et chacun arrive au même constat : l’électricité est un bien vital, essentiel, qui conduit toutes nos activités. Bien au-delà de la lumière, du chauffage , elle est devenue la matrice de toute l’économie. (...)
La vulnérabilité de nos économies modernes s’impose à nos yeux. L’insouciance et l’imprévoyance de notre organisation aussi. (...)
Le monde politique a brutalement découvert que, par souci d’économie, et parce qu’ils n’en avaient pas l’obligation, les opérateurs de téléphonie mobile n’avaient pas équipé leurs antennes-relais de systèmes de secours en cas de coupure. Comme il n’y a plus de réseau cuivre autonome de communication – les lignes fixes passent par Internet –, comme il n’y a plus de cabine téléphonique, des personnes pourraient se retrouver coupées de tout moyen de communication, même en cas d’urgence.
La polémique autour des personnes équipées d’appareils respiratoires à domicile relève du même constat. (...)
Le gouvernement s’est engagé à inscrire les personnes à haut risque vital comme prioritaires, en cas de délestage. Mais elles doivent se signaler elles-mêmes auprès des agences régionales de santé, au préalable.
Le cas des personnes à haut risque est emblématique de la façon dont le gouvernement est en train de bâtir une réponse aux risques de délestage, selon des salariés d’EDF : brouillonne, négligeant les problèmes techniques, ignorant les difficultés des territoires et des usagers. « On est en train de faire tout cela à la hâte. Mais il risque d’y avoir des trous dans la raquette. Ils se disent qu’une coupure de deux heures n’est pas dramatique. Mais si, dans certains cas, deux heures, cela peut être dramatique », s’emballe Fabrice Coudour. (...)
Au bon vouloir de la météo
La gravité de la situation est en train d’être comprise dans toute la France. Alors que l’industrie, incitée par des prix de l’énergie stratosphériques, a engagé des économies d’énergie, les foyers à leur tour commencent à réduire drastiquement leur consommation. Celle-ci a baissé de 8,3 % la semaine dernière par rapport à la même période de 2021, selon le gestionnaire de réseaux RTE. « On n’est pas loin d’atteindre les 10 % de réduction de consommation [seuil d’économie fixé par la Commission européenne – ndlr] », se félicite-t-on au gouvernement, toujours enclin à se raccrocher à un autre chiffre magique.
Cela suffira-t-il à éviter des délestages, comme l’espère le gouvernement ? « Cela va dépendre uniquement de la météo », dit un connaisseur du dossier. (...)
Depuis des années, EDF se trouve dans des périodes de tension en hiver. Mais pour traverser celui de 2022-2023, le groupe public n’a plus aucune marge manœuvre. Pas seulement à cause des difficultés rencontrées dans son parc nucléaire mais aussi par ses choix de gestion. « On a arrêté et fermé des centrales de production sans pour autant s’assurer que d’autres modes de production pilotables prenaient le relais », accuse Julien Lambert. (...)
Au sein d’EDF, de nombreux cadres et ingénieurs ont dénoncé ces fermetures. Sans moyen de remplacement, celles-ci mettaient en risque la sécurité de la production et du réseau, ont-ils fait valoir. La direction leur a répondu qu’il s’agissait d’actes de bonne gestion. Ces centrales peu utilisées et polluantes représentaient une trop grande immobilisation de capitaux et des dépenses salariales. Quant à la sécurité de l’approvisionnement, le marché européen de l’électricité, grâce aux interconnexions, y pourvoirait.
L’état des approvisionnements, ce 8 décembre, illustre la vulnérabilité dans laquelle se retrouve le système électrique français désormais. (...)
Ces tensions risquent de se multiplier tout au long de l’hiver et la « solidarité européenne » pourrait être mise à rude épreuve (...)
Éviter le black-out
Dans la précipitation, EDF a rouvert la centrale à charbon de Saint-Avold (Moselle), fermée en mars. Elle a différé aussi l’arrêt de la centrale à charbon de Cordemais (Loire-Atlantique). Mais ce ne sont que des expédients. (...)
Certains évoquent des délestages sur le territoire en peau de léopard. Les zones rurales redoutent d’être les premières sacrifiées (...)
Dans les entreprises, les centres commerciaux et autres grandes structures, certains ont commencé à ressortir pour les contrôler les groupes électrogènes de dépannage. Remisés dans un coin, parfois oubliés depuis des années, ils sont loin d’être tous en état de marche. Certaines petites entreprises s’équipent aussi de matériels de secours. La « start-up nation » se retrouve à guetter les bulletins météo pour savoir si elle disposera d’électricité.