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Droit dans le mur : un exemple de privatisation des infrastructures publiques en Inde
Article mis en ligne le 16 août 2018
dernière modification le 15 août 2018

La plupart des projets de construction de routes paraissent anodins, et sont souvent souhaitables. Pourtant, à y regarder de plus près, le projet d’autoroute Mumbai-Vadodara incarne parfaitement la violence inhérente aux rouages complexes du capitalisme moderne. Cette autoroute, qui doit sectionner des paysages verdoyants, menace de bouleverser le rapport traditionnel à la terre et les activités professionnelles des communautés rurales, agraires, tribales et pastorales, dans l’unique but de satisfaire les exigences du capitalisme néolibéral mondial.

Cette autoroute payante à six voies de 360 kilomètres de long reliera les pôles économiques que sont Vadodara, dans l’État du Gujarat, et Mumbai, dans l’État du Maharashtra, dans l’Ouest de l’Inde. La National Highways Authority of India (« Agence des routes nationales d’Inde ») prévoit d’affecter 440 milliards de roupies (5,5 milliards d’euros) à sa construction par le biais d’un PPP (partenariat public-privé), sur la base d’un régime de « conception, construction, financement, exploitation » (CCFE). En d’autres termes, l’autoroute sera construite avec l’argent des contribuables, qui servira à payer un entrepreneur privé, lequel exploitera ensuite les infrastructures et en récoltera les bénéfices.

Les communautés agraires, pastorales et sylvicoles dont les terres seront coupées par l’autoroute sont frappées de plein fouet par une multitude de projets d’infrastructures urbaines de ce type. D’autres projets sont en effet prévus dans la même région, et vont totalement chambouler le quotidien de ces communautés : une ligne de chemin de fer Ahmedabad-Mumbai, une route nationale à six voies, une « route tribale », un corridor de fret dédié et le très médiatisé train à grande vitesse.

Cette abondance de projets s’explique par le fait que les institutions financières internationales, qui contrôlent le flux des finances, ont décidé de ne prêter que pour les « infrastructures » réduisant la distance qui sépare les gisements de matières premières, les sites de fabrication industrielle et les grands marchés de consommation. Les profits de demain sont fonction de la réduction de la « distance économique » par le biais de routes, de ports et de chemins de fer optimisés (Banque mondiale, 2009). La priorité est donc donnée à la création d’un réseau mondial de corridors d’infrastructures interconnectés, de pôles logistiques et de villes nouvelles dans le but d’accélérer la circulation des marchandises entre les sites d’extraction des ressources, de production et de consommation (Hildyard, 2016)

Outre les « infrastructures de transport », d’autres projets aux implications écologiques graves sont envisagés ou en chantier dans les régions proches du golfe de Khambhat, dans le Gujarat : projet du barrage de Kalpasar, port de Dholera, centrale nucléaire de Bhavnagar, barrage sur la Narmada à Bhadbhoot, complexe industriel pétrochimique…

Le projet et ses conséquences(...)

Le projet d’autoroute va altérer de manière irréversible la géographie de la région. Les chemins traditionnels empruntés par les communautés seront bloqués : elles vont devoir emprunter des déviations plus longues pour parvenir à leur destination ou conduire un véhicule sur la nouvelle route, ce qui représentera un fardeau économique indésirable jusqu’à la fin de leurs jours et pour les générations suivantes. L’autoroute perturbera également le bétail, les animaux sauvages et les insectes, qui sont essentiels pour l’élevage (Khedut Samaj, 2015). Au total, l’autoroute va désorganiser 96 403 hectares de surfaces boisées. Elle traversera la zone écologique sensible de Dahanu Taluka, dans le Maharashtra, et frôlera (à moins de 10 km) le sanctuaire faunique de Dadra et Nagar Haveli, ce qu’interdit par ailleurs la loi.

L’étude d’impact environnemental (EIE, réalisée par un consultant privé au nom de la NHAI) indique que 30 786 arbres (sans compter les plantes) seront abattus, dont des plantations de manguiers, de groseilliers à maquereau et d’anacardiers et d’autres essences de précieux feuillus à bois dur. Néanmoins, le rapport omet d’évoquer de nombreux autres impacts écologiques. (...)

Des lois bafouées

Le gouvernement central de l’Inde et les gouvernements fédérés renient ouvertement leurs responsabilités sociales et environnementales en détournant les lois pour satisfaire des intérêts financiers. En 2013, le Forest Department (ministère des forêts) a donné son accord à l’affectation de terres boisées à des projets linéaires, comme des routes, sans même demander l’aval (pourtant obligatoire) d’organes locaux tels que les Gram Sabhas, comme l’y oblige la Forest (Conservation) Act 1980 (« Loi de 1980 sur la conservation des forêts ».(...)

Résistance

En mai 2012, quelque 12 000 agriculteurs et agricultrices et autres personnes touchées ont exprimé leur opposition à l’acquisition de terres dans le cadre du processus de consultation relatif à l’acquisition de terres, dans le district de Navsari (Khedut Samaj, 2015). Au même moment, l’étude d’impact environnemental, qui définit le seuil maximal des dégâts écologiques et sociaux autorisés pour un projet de développement, rapportait l’adhésion des communautés locales sur la base de seulement 17 réunions de consultation dans le Gujarat, avec une moyenne de 10 participants par réunion ; autrement dit, seules 1 à 2 personnes par village ont été consultées (Khedut Samaj, 2014). Le ministère de l’Environnement, des forêts et du changement climatique n’a diligenté aucune étude d’impact environnemental cumulatif pour la région, alors que les représentants des populations locales l’y avaient invité à maintes reprises par le biais de déclarations, de communiqués et de manifestations.

Aucun programme de réadaptation et de réinstallation (R&R) n’a été préparé ou publié. (...)

Dans le Gujarat, les campagnes et manifestations non-violentes contre les délogements sont souvent réprimées brutalement par la police. Les rassemblements et les marches démocratiques sont interdits par l’administration, afin de dissuader toute résistance politique. (...)

Conclusion

Le modèle de développement tant vanté du Gujarat repose sur un ensemble de violations. Désireux de plaire aux investisseurs, le gouvernement leur fait miroiter un processus sans le moindre accroc, tandis que la voix de l’opposition à ces projets privés soutenus par le gouvernement est reléguée à l’arrière-plan par l’imparable collusion entre politiciens, administration, police, dirigeants locaux et médias. Toutefois, c’est de l’existence même des peuples dont les terres sont menacées par ces projets qu’il est question. Le 9 août 2017, malgré les pressions, les intimidations et l’impossibilité pratique d’organiser des individus disséminés dans les forêts et les villages, plus de 100 000 personnes issues des communautés agricoles, pastorales et tribales et du monde de la pêche se sont rassemblées à Talasari (Palgarh, Maharashtra), à l’occasion de l’August Kranti Day, afin de manifester contre ces divers projets (corridor industriel Delhi-Mumbai, train à grande vitesse, autoroute, centrales nucléaires et barrages).

Les défenseurs de l’environnement ont décidé de saisir le National Green Tribunal pour contester les consultations publiques frauduleuses, et la Haute cour du Gujarat pour contester les acquisitions de terres forcées basées sur une procédure d’utilité publique. Les dossiers sont en cours d’examen, et les tribunaux ont d’ores et déjà suspendu les autorisations de destruction de l’environnement (TNN, 2016). Le gouvernement est bien décidé à poursuivre sa politique d’« infrastructures de développement » en faisant fi des risques sociaux et environnementaux (TNN, 2017). Des centaines de milliers de personnes craignent pour leur avenir, qui s’annonce incertain.