
Tandis que des élus et agriculteurs creusois tentent de lancer un projet de cannabis thérapeutique, la question de la légalisation partielle de cette drogue douce, classée comme stupéfiant par la loi, revient dans le débat. Depuis quand le cannabis et les autres drogues sont-elles illégales ? Dans quel contexte la loi française, qui prohibe l’usage et le commerce des drogues, a-t-elle été adoptée ? Pourquoi empêche-t-elle aujourd’hui la mise en place d’une véritable politique de réduction des risques ? La légalisation est-elle une solution ? Entretien avec l’historien Alexandre Marchant, auteur du livre L’impossible prohibition, publié en 2018 aux éditions Perrin.
Alexandre Marchant [1] : C’est le tournant de la guerre à la drogue des années 1960-1970, quand les usages se massifient un peu et que l’on durcit partout la législation. (...)
La toute première loi en France date de 1916. C’est alors simplement la traduction de cette grande convention internationale qui vient d’être signée avant la Première Guerre mondiale. Dans cette première loi française, on interdit la cocaïne et l’héroïne, et on introduit au passage le cannabis. Puis, il y a une loi en 1953. C’est à cette période que les autorités commencent à démanteler des laboratoires clandestins dans le sud de la France. (...)
fin des années 1960, c’est le grand moment de la contre-culture, qui se diffuse depuis les États-unis. Plein de mouvements contestataires divers font l’apologie du plaisir, de la libération des mœurs et entre autres, de l’usage de drogues sur un mode récréatif, du cannabis et, surtout, du LSD. Ce sont les grandes années du LSD. L’héroïne est alors marginale. Mais cela inquiète l’opinion publique. Par ailleurs en France, avec mai 68, surgit une crise « de civilisation », disait le Premier ministre Pompidou, que les adultes, que les politiciens gaullistes, ne comprennent pas. Cela leur fait peur, ils amalgament la question de la drogue et de mai 68. Dans ce contexte, un fait divers est fortement médiatisé. Il s’agit de l’overdose d’héroïne d’une jeune fille, Martine, à Bandol, à la rentrée 1969. Ce fait divers déclenche un vaste débat public, des auditions parlementaires, le gouvernement veut déposer un projet de loi... La loi est finalement adoptée en décembre 1970.
Quel est le contenu de cette nouvelle législation ?
Elle durcit énormément la répression. On passe à des peines de prison qui étaient de 5 ans pour des activités de trafic ou de transformation chimique de morphine, à des peines de 10 ans, 20 ans pour les récidivistes. C’est une loi très dure qui va placer derrière les barreaux quelques acteurs de la « French connection », ce réseau de trafic d’héroïne du sud de la France. (...)
l’ambiguïté et la contradiction de la loi de 1970. Elle affirme que le trafiquant est un marchand de mort, qu’il faut le punir sévèrement, mais que l’usager est une victime, qu’ il faut le comprendre et le sauver. Donc, il faut le sevrer. L’abstinence devient une norme. Le problème, c’est que dans la réalité, les usagers et les trafiquants se mélangent. Les usagers-revendeurs sont légion. Faut-il les traiter comme des usagers ou comme des revendeurs ? C’est le problème posé par cette loi dès les premières années. Elle a dressé un tableau trop simpliste de la situation. Dans le temps long, circulaire après circulaire, l’habitude va être prise de traiter l’usager-revendeur comme un revendeur avant tout. Donc, de l’envoyer en prison. Cet équilibre entre le trafiquant et l’usager bien différencié, entre le soin et la répression, ne tient pas dans la réalité. L’habitude va être prise de privilégier plutôt la répression. (...)
la politique se durcit à nouveau dans les années 2000, notamment en 2007 avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. (...)
La différence faite entre médicaments et drogues est-elle mouvante ?
Très mouvant. Les grandes drogues, à l’origine, ont toujours été des médicaments. Freud prescrivait de la cocaïne à ses patients. En 1898, l’héroïne a été commercialisée par Bayer comme sirop contre la toux. On l’a vite retirée du marché, vu ses effets. De plus, les effets pharmacologiques de certains médicaments ne sont pas vraiment différents de ceux des drogues. Des médicaments sont ainsi devenus des drogues. (...)
L’image du toxicomane, dans les débats médiatiques et politiques que vous avez étudiés, a-t-elle évolué depuis les années soixante-dix ?
À cette période, le toxicomane, du point de vue de ceux qui font voter la loi, c’est le hippie, les « cheveux longs », le beatnik, le contestataire. Ensuite, dans les années 1980, l’opinion publique commence à associer la drogues aux immigrés, puis apparaît l’image du toxicomane malade du sida. Plus récemment, l’image qui prédomine est celui du dealer issu des banlieues. Ce sont des clichés qui se construisent. Ils sont étayés par quelques faits, mais la réalité et la palette des situations toxicomanes sont beaucoup plus larges. Même lorsque l’on parlait du toxicomane « à cheveux longs » dans les années 1970, il y avait déjà tous les accros aux médicaments qui obtenaient de leurs médecins des prescriptions de complaisance : les toxicomanes mondains. Ils sont toujours là, et jamais pointés du doigt. (...)
quand la répression tape quelque part, elle coupe quelques têtes, met derrière les barreaux quelques trafiquants, mais le reste du réseau se dilate. C’est comme un ballon : quand on tape dedans, il se déplace ailleurs. C’est ce que l’on voit à la fin des années 1970.
La French connection était un équilibre entre plusieurs groupes criminels : des Français, des Italiens, des Libanais. La répression accrue du début des années 1970 fait éclater cet équilibre entre plusieurs cellules trafiquantes. Elle détruit quelques cellules, mais les autres se sont installées ailleurs, tout simplement. Quelques chimistes et commanditaires marseillais ont été arrêtés. D’autres sont partis à Naples, en Asie, en Amérique latine, pour rejoindre les cartels naissants de la cocaïne. Et l’activité s’est poursuivie.
Vous parlez de la persistance en France, jusqu’à aujourd’hui, d’un « consensus médico-répressif ». C’est-à-dire ?
La loi de 1970 est toujours là. On parle souvent de la remettre en question, mais ce n’est jamais le cas. Cette loi, si elle ne rend pas totalement impossible une approche en termes de réduction des risques, met tout de même de sérieux bâtons dans les roues d’une politique de soin efficace, qui accepte qu’il y ait des drogues dans la société, que l’on ne peut pas faire autrement et qu’il faut limiter la casse. La réduction des risques a entraîné une baisse du nombre d’overdoses, une baisse des contaminations par le sida, une stabilisation sociale de plein d’usagers. Or, ce n’est qu’en 2004 que le terme de réduction des risques a été intégré dans une loi de santé publique. La loi de 1970 interdit tout type de drogue, tout type d’usage, interdit toute incitation. Or, la réduction des risques, c’est accompagner l’usager dans sa démarche. C’est donc une forme d’incitation.
C’est pour cela que la salle de consommation à moindre risque [ou « salle de shoot »] de l’hôpital Lariboisière a eu beaucoup de mal à légitimer son projet. Quand elle a été créée, elle est restée bloquée pendant trois ans, parce que le Conseil d’État a dit que l’existence de cette salle était en contradiction avec la loi de 1970. Il a fallu trouver des subterfuges, passer par des textes législatifs périphériques pour que tout de même, la salle puisse ouvrir. Mais c’est toujours à titre expérimental. Le tournant de la réduction des risques n’est donc pas totalement assumé. Il conserve un aspect semi-expérimental parce qu’on est toujours en train d’essayer de le faire à la marge de ce pilier prohibitionniste qu’est la loi de 1970.
Quelles sont les lois et les politiques menées ailleurs ?
Il n’y a pas vraiment de pays qui légalisent. Si ce n’est le Canada, quelques États des États-Unis, l’Uruguay – et uniquement pour le cannabis. Il y a toujours une norme prohibitionniste dominante qui empêche la politique de réduction des risques de progresser. Ailleurs, il y a peu cependant moins de tabous qu’en France (...)
La prohibition ne marche pas, la dépénalisation est une demi-solution. La légalisation peut régler des problèmes. Mais elle en créera aussi d’autres. Attention, donc, de ne pas y voir une solution miracle. (...)