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le Monde Diplomatique
Derrière l’affaire Battisti
mai 2017
Article mis en ligne le 16 janvier 2019
dernière modification le 15 janvier 2019

(...) Réfugié en France depuis des années, M. Cesare Battisti a fui au Brésil en 2004 afin d’échapper à un décret d’extradition pris à son encontre par le gouvernement français à la demande de l’Italie. Il a été arrêté le 18 mars 2007 avec l’aide des services français et pourrait être extradé vers son pays, où il a été condamné par contumace notamment pour l’assassinat du gardien de prison Antonio Santoro et de l’agent de police Andrea Campagna. Ancien membre d’un groupe armé d’extrême gauche des années 1970 (Prolétaires armés pour le communisme), M. Battisti ne cesse de clamer son innocence.

(...) l’accord intergouvernemental est venu en rompre un autre, informel et officieux, conclu vraisemblablement avec le dirigeant socialiste italien Bettino Craxi. Connu sous le nom de « doctrine Mitterrand », il créait une sphère de clémence dont l’Etat français faisait bénéficier les anciens membres de la lutte armée italienne des années dites « de plomb ». L’accord Castelli-Perben, a contrario, affirme une « tolérance zéro » à leur égard. L’un et l’autre accord n’ont fait l’objet d’aucun contrôle parlementaire et expriment l’autorité absolue du pouvoir exécutif en la matière, même si cette initiative a été entérinée par le juge judiciaire et par le juge administratif. On passe ainsi, non pas d’un Etat de droit à l’arbitraire, mais d’une clémence arbitraire à la non-amnistie, ce que Charles Péguy appelait la « haine » arbitraire.

Ce glissement traduit un renoncement aux mesures de clémence que les Etats démocratiques ont pu adopter dans le passé. Notre époque est même devenue structurellement défavorable à tout acte de ce type. Cela s’explique par le rôle particulier joué par la notion de « crime contre l’humanité » – universellement reconnue – et par l’apparition tonitruante d’un droit des victimes sur la scène judiciaire depuis les années 1990. La punition du crime inexpiable est devenue une pierre de touche de l’imaginaire du juste et de l’injuste, du barbare et du civilisé.

Cette évolution tend à faire disparaître les subtiles distinctions juridiques et politiques qui existaient depuis le XVIIIe siècle et qui ouvraient la possibilité d’adopter des mesures d’amnistie. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en France, en donnant une liste restrictive de principes fondamentaux intouchables, fixe des repères symboliques entre l’acceptable et l’inacceptable au regard de l’humanité. Dans le même temps, elle reconnaît le droit à la résistance à l’oppression, c’est-à-dire la possibilité de transgresser ces frontières dans des circonstances et pour des motifs déterminés.

La clémence qui aurait pu s’appliquer à ceux qui trahissaient ou pervertissaient les droits de l’homme et du citoyen, et empêchaient ainsi l’humanité de se constituer comme telle, pouvait être qualifiée de « barbare ». Le crime de lèse-humanité, c’est-à-dire celui qui portait atteinte au principe même d’humanité (l’esclavage, le contournement du droit, la cruauté à l’égard de populations colonisées ou conquises, etc.), ancêtre de notre crime contre l’humanité, ne justifiait aucune clémence. Il ne se confondait cependant pas avec le crime de sang ordinaire ni avec les conséquences du droit de résistance à l’oppression ou du devoir d’insurrection.

Longtemps refoulée, la Déclaration des droits de l’homme est utilisée, au lendemain de la seconde guerre mondiale, afin de penser le crime contre l’humanité. Toutefois, dès 1949, le protocole II aux conventions de Genève relatives au droit humanitaire dans les conflits armés propose aux Etats d’« accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ». Seuls les décideurs devaient expier. (...)

l’amnistie venait restreindre le champ de la justice vengeresse. Cette volonté de clémence a aujourd’hui disparu de l’horizon du droit pénal international. Les traités internationaux concernés se montrent dans leur ensemble hostiles aux mesures d’amnistie. (...) La légitimité de la résistance à l’oppression disparaît.

Parallèlement, on constate depuis vingt-cinq ans environ un renforcement sans précédent de la place des victimes dans le droit pénal moderne. D’une part, on leur donne de plus grands moyens pour obtenir satisfaction de leur demande de réparation ; d’autre part, on leur ouvre l’accès à des fonds publics de dédommagement. On élargit ainsi le contenu de la notion de réparation : elle devrait aussi être symbolique, restaurer la victime dans son intégrité et, le cas échéant, lui permettre de faire son deuil des pertes subies. Il s’agit d’une nouvelle évidence sociale. Ce n’est plus la condamnation à la réparation qui satisfait la demande de la victime, mais la peine infligée au coupable. Dès lors, la justice pénale va être identifiée à la peine infligée, et la fonction juridictionnelle est réduite à sa dimension punitive ; la seule décision considérée comme juste est la condamnation.

Dans un tel contexte, un grand nombre de socialistes français, y compris les plus proches de l’ancien président, se sont désolidarisés de la « doctrine Mitterrand », reconnaissant après coup son caractère arbitraire et affirmant qu’elle ne s’appliquait pas aux crimes de sang. (...)

Les attentats du 11 septembre 2001 ont révélé un terrorisme d’un nouveau genre et produit des lois répressives qui reviennent sur un grand nombre d’acquis des libertés publiques. La réponse à la violence politique ne fait plus l’objet d’un débat public ou d’un régime spécifique. Or la clémence, notamment l’amnistie, a pour objet de traiter ces transgressions particulières du droit, dont la légitimité peut être reconnue au regard du contexte historique ou des motivations invoquées. C’est pourquoi, même si les actes en cause sont considérés comme insupportables au regard des critères humanistes, leurs auteurs ne doivent pas pour autant être exclus de l’humanité.

Les mesures de clémence ont toujours été aux fondements des démocraties. Elles fixent la limite de ce qui est socialement acceptable. Les attentats commis par les résistants étaient légitimes sans être légaux ; les brutalités des nazis étaient légales sans être légitimes. La révolte des communards a heurté les sensibilités du temps, y compris celle d’un Victor Hugo, mais c’était une violence politique qui ne pouvait pas être assimilée à celle de criminels de droit commun. (...)

Confondre tous les crimes interdit de transmettre la valeur démocratique de la résistance à l’oppression. Mais, plus encore, refuser systématiquement toute amnistie, c’est accepter que la violence politique devienne contaminante : aux Etats-Unis, au nom du combat contre le terrorisme, on renonce à contrôler la cruauté potentielle des exécutifs, et les dirigeants font à nouveau, et à découvert, usage de la torture. La tolérance zéro à l’égard de crimes inexpiables autorise celui qui l’énonce à une cruauté sans limites.

Or, si le propre de la démocratie n’est pas de se passer du pouvoir souverain de punir, si la démocratie comme les autres régimes politiques doit faire face à l’« impossible au-delà d’une souveraine cruauté », selon l’expression du philosophe Jacques Derrida, elle se doit de trouver les dispositifs qui permettent de réduire au maximum la sphère de l’arbitraire de l’exécutif. L’amnistie fait partie de la panoplie démocratique. Cependant, au-delà d’une clémence qui viendrait réduire la cruauté des peines infligées par l’exécutif, comme c’est le cas de la grâce, le propre de l’amnistie est de transférer au pouvoir législatif le rôle de définir l’espace symbolique et la place assignée à la cruauté dans la société.

Ce déplacement ne fait pas cesser la violence. A la répression des criminels, l’intervention parlementaire, exprimée par l’amnistie, substitue une autre violence, exercée sur les victimes, car c’est à elles que l’on demande un effort : celui d’être magnanimes. En contrepartie, on règle pour la société le conflit politique qui avait surgi en son sein.

Le rejet contemporain de l’amnistie s’accompagne d’une indifférence devant les effets sociaux de l’augmentation des pratiques répressives en Europe. Il révèle aussi l’incapacité d’envisager la question de la violence politique dans l’histoire. Confondre les crimes de sang de droit commun, les crimes contre l’humanité imprescriptibles et les crimes des égarés d’une violence politique mal utilisée, n’est pas raisonnable. Car amalgamer ces transgressions revient à renoncer à tout contrôle de l’arbitraire répressif des pouvoirs étatiques.