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le Monde Diplomatique
Décembre 1960, les Algériens se soulèvent
Mathieu Rigouste Chercheur, auteur d’Un seul héros, le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, Premiers Matins de novembre Éditions, Paris, 2020
Article mis en ligne le 13 décembre 2021

Après six ans de conflit, les populations musulmanes des villes algériennes investirent soudain la rue pour réclamer l’indépendance. Les protestations pacifiques de décembre 1960 prirent de court tant les autorités françaises que le Front de libération nationale (FLN). Malgré la répression, le mouvement mit en échec les tentatives du général de Gaulle d’imposer une solution politique aux dépens des nationalistes.

Les manifestations de masse qui ont bouleversé l’Algérie entre février 2019 et mars 2020, date à laquelle elles furent suspendues en raison de la pandémie de Covid-19, résonnent avec un événement majeur autant que méconnu. Il y a soixante ans, à la surprise générale, alors que Paris prétendait avoir définitivement écrasé l’Armée de libération nationale (ALN), branche militaire du Front de libération nationale (FLN), les colonisés surgirent par milliers au cœur des villes pour exiger l’indépendance. Le 11 décembre 1960, des cortèges formés d’habitants des bidonvilles et des quartiers misérables, souvent composés d’anciens et d’un nombre important de femmes et d’enfants, envahirent les quartiers européens au péril de leur vie. Ces protestations suscitèrent une répression féroce, que l’État français a depuis dissimulée. Mais elles réussirent à bouleverser l’ordre colonial et permirent d’arracher l’indépendance. Elles illustrent l’engagement décisif des classes populaires au cœur de la lutte de libération algérienne.

Le soulèvement a lieu pendant un déplacement de Charles de Gaulle en Algérie destiné à promouvoir son programme de « troisième voie ». Comme pour la quinzaine de pays subsahariens qui viennent d’accéder à l’indépendance, le chef de l’État a pour stratégie de favoriser l’installation d’une administration vassalisée qui défendrait les intérêts politiques et économiques de la France. Nommé « Algérie algérienne », ce projet est contrarié par les manifestations, souvent insurrectionnelles, qui se multiplient sur le parcours du général, mais aussi dans le reste du pays, pendant près de trois semaines. De Gaulle doit éviter les grandes villes, finit par écourter son séjour et se résout à négocier avec le FLN.

La tournée du président français coïncide avec l’examen par l’Assemblée générale des Nations unies de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, le 14 décembre 1960, puis avec la discussion, dans la même enceinte, sur la « question algérienne », le 19 décembre. L’insurrection a lieu devant les journalistes du monde entier et trouve un écho direct à New York. Il n’est plus possible pour l’État français de prétendre être soutenu par la majorité des Algériens face à des « terroristes » minoritaires. La déclaration est adoptée, ainsi que la résolution qui reconnaît le « droit de libre détermination comme base pour la solution du problème algérien ».

Autogestion des classes populaires

Dès le 9 décembre 1960 à Aïn Témouchent et Tlemcen, puis le 10 décembre à Oran et Alger, les manifestations prennent forme face aux violences d’Européens qui attaquent les colonisés dans la rue et cherchent à sévir dans les quartiers arabes. À travers le Front de l’Algérie française (FAF), les ultras qui refusent toute idée d’indépendance de l’Algérie se sont organisés pour préparer un coup d’État militaire et imposer une forme d’apartheid. Ces violences déclenchent des réactions d’autodéfense collective dans les quartiers ségrégués. (...)

Le 11 décembre 1960, à Alger, dans le quartier Belcourt, plus de dix mille Algériens et Algériennes occupent les rues en dépit d’une répression féroce. Dans l’après-midi, de Gaulle autorise l’armée à ouvrir le feu. La troupe tire dans plusieurs quartiers de la capitale et, par la suite, dans plusieurs villes du pays. L’État français reconnaît officiellement 112 morts à Alger entre le 9 et le 16 décembre ; toutes et tous sont des civils non armés. Après avoir enquêté sur ces événements, nous décomptons de notre côté au moins 260 personnes tuées par la police, l’armée et les civils français entre les confrontations du 9 décembre 1960 à Aïn Témouchent et celles du 6 janvier 1961 à Tiaret.

Avec ces manifestations, c’est tout le mythe du caractère décisif de la bataille d’Alger (1957-1958) et de la « fin du FLN » qui s’effondre. (...)

Dans les quartiers encerclés par les forces de l’ordre, les Algériens et les Algériennes organisent des cantines et des distributions de nourriture, ils gèrent l’accueil des journalistes et mettent en place des centres de soins clandestins et autonomes. C’est une Algérie indépendante, mais aussi autogérée par les classes populaires, qui prend forme à travers ces pratiques collectives.

Les témoignages que nous avons recueillis montrent combien ces soulèvements apparemment spontanés ont en fait été préparés par cent trente années de résistances populaires au colonialisme, puis six années de guerre de libération. « Ce fut un acte collectif, pas le fait d’un individu. Le 11 décembre, ce n’est pas une personne, c’est un peuple », insiste M. Mustapha Saadi, l’un des enfants qui ont contribué à déclencher le soulèvement d’Alger en incendiant le magasin Monoprix de Belcourt (...)

Ainsi, trois ans après la bataille d’Alger, les classes populaires colonisées ont réussi à reprendre en main le processus révolutionnaire. Elles ont fortement contribué à arracher l’indépendance en sabotant les mécanismes d’une gestion impériale par la France de ses anciennes colonies. Les formes d’auto-organisation qui ont permis le 11 décembre ont ensuite continué à tenter de transformer la société algérienne durant la période de l’« autogestion », au cours des premières années de l’indépendance, mais cette expérience a fini par être étouffée par l’État algérien. Il semble qu’elle ait commencé à resurgir sous d’autres formes depuis le début du Hirak, en 2019.