
Quelques semaines avant le début des Jeux, le 19 juillet 1980, on avait commencé à décrocher les gigantesques portraits du secrétaire général du Parti communiste, Leonid Brejnev. A leur place, sur les avenues de Moscou, s’affichait en immenses lettres rouges un slogan nouveau : « Le sport sert la paix et l’amitié entre les peuples ».
« L’amitié entre les peuples », vieille rengaine soviétique remise au goût du jour par l’esprit de l’olympisme qui devait souffler sur la ville pendant deux semaines. Il s’agissait surtout, pour les dirigeants soviétiques, de « dépolitiser » les Jeux et de montrer la mesquinerie du boycottage lancé par les Etats-Unis et suivi par une cinquantaine de nations pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, un an plus tôt. La campagne culmina avec la cérémonie d’ouverture, ode à la gloire des différentes Républiques soviétiques, mettant en scène des danseurs venus d’Estonie, de Moldavie, d’Azerbaïdjan ou d’Ouzbékistan.
Le stade olympique, hôte de cette cérémonie forcément grandiose, n’a plus sa superbe d’antan. Ses travées, mal chauffées et en sévère décrépitude, se sont transformées en un immense bazar où l’on vend à peu près tout – beignets de pomme de terre comme vaisselle kitsch de fabrication chinoise. A sa manière, toutefois, le lieu demeure un symbole du multiculturalisme de l’ancien empire soviétique : les vendeurs sont russes ou caucasiens, les serveuses des innombrables petits cafés sont kirghizes, et les menus travaux de ce stade en perpétuelle réfection sont assurés par des Tadjiks.
« Regardez comme ils ont le dos voûté, la peur dans les yeux », se désole Gavkhar Djouraïeva en zigzaguant jusqu’à son petit bureau du Centre loi et migration, lui aussi coincé dans un renfoncement du stade. « Quand je suis venue ici pour la première fois, dans les années 1970, j’étais fière, je ne dormais pas d’excitation, c’était la “Mère Moscou” ! Et même une petite Tadjike descendue de ses montagnes s’y sentait chez elle. »
FUIR LA GUERRE CIVILE
Mme Djouraïeva, 60 ans, est fatiguée : après douze ans, son organisation de défense des migrants a perdu le soutien du philanthrope américain George Soros. Et le téléphone n’a pas pour autant cessé de sonner : Mme Djouraïeva et ses assistants reçoivent entre 300 et 500 appels par mois, « une hotline de la détresse », comme dit cette Tadjike arrivée à Moscou il y a vingt ans pour fuir la guerre civile qui éclatait dans son pays après l’effondrement de l’URSS.
On entend de tout, dans le combiné de Mme Djouraïeva (...)
La peur, plus encore, vient des agissements des groupes ultranationalistes à qui l’ONG Sova, spécialisée dans l’étude de la xénophobie, attribue une moyenne d’un meurtre raciste tous les dix jours. Ce sont eux aussi qui ont attaqué les travailleurs caucasiens du marché de Biriouliovo, dans le sud de la capitale, à l’automne, pendant que la campagne municipale se focalisait sur le thème de la « criminalité ethnique », une thèse, très consensuelle jusque dans les milieux libéraux, selon laquelle les migrants seraient responsables de l’insécurité. (...)
Pour Mme Gannouchkina, la « pandémie raciste » qui touche la Russie est nouvelle par son ampleur. « On parlait déjà, en Union soviétique, des “culs noirs”. Mais de façon moins ouverte ; tous ces slogans sur l’amitié entre les peuples produisaient, à force d’être répétés, de l’effet. » Selon elle, l’Etat soviétique avait créé les bases de cette xénophobie par la criminalisation de peuples entiers, parfois déportés en masse, comme les Tchétchènes ou les Tatars de Crimée. « Aujourd’hui, conclut-elle, il s’agit moins d’idéologie que d’intérêts économiques. »