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David Dufresne : « En critiquant la police, on s’en prend plein la gueule »
Article mis en ligne le 19 septembre 2020
dernière modification le 18 septembre 2020

Passé de la presse rock au reportage pour la grande presse, dans les années 1990, David Dufresne s’est peu à peu éloigné du journalisme — un « journalisme de pesticides », dit-il, obnubilé par la nouveauté et la surface de l’information — pour travailler sur le long cours : une enquête consacrée au maintien de l’ordre, suivie d’une autre sur l’affaire Tarnac. Si la musique n’est jamais bien loin (un livre sur un club de rock, un autre sur Brel), c’est par son compte Twitter et son interpellation « Allô Place Beauveau », lancée en plein soulèvement des gilets jaunes, que Dufresne s’est imposé comme l’une des voix médiatiques critiques de la violence policière et étatique.

vous vous intéressez à la police depuis qu’elle s’est intéressée à vous. Comment est-elle entrée dans votre vie ?

1984, Poitiers, j’ai 16 ans. Je m’occupe d’un fanzine qui s’appelle Tant qu’il y aura du rock. Ma mère reçoit un appel : « Bonjour madame, nous voudrions des renseignements sur les membres de l’association Tant qu’il y aura du rock, dont certains membres auraient commis des actes terroristes. » Je me rends au commissariat et, évidemment, je n’en mène pas large — j’ai peur. J’ai face à moi le cliché du gentil et du méchant flic. Comme chacun sait, c’est du gentil dont il faut se méfier. Les mecs, à ce moment-là, savent tout de ma vie : la liste est courte, il faut dire, puisque j’ai 16 ans. (rires) Ils avaient connaissance des déboires que j’avais avec telle ou telle radio libre, ils savaient qui j’avais quitté, etc. C’est un choc. C’est quoi cette police ? Deux ans plus tard, je suis à Paris, étudiant, dans les rues la nuit. J’ai les voltigeurs aux trousses, je me retrouve matraqué. Au petit matin, en rentrant chez moi, j’entends sur Europe 1 : un jeune étudiant est mort, Malik Oussekine. Ça, ça a été une propulsion brutale dans le monde adulte. À partir de ce moment, je me suis intéressé à la police sur le versant des libertés. (...)

« Ce qui m’intéresse dans la police, c’est son champ politique, son emprise sur l’espace public, c’est-à-dire le moment où elle se trouve dans la rue. » (...)

Le web-documentaire représentait le champ de tous les possibles, une zone de liberté temporaire. Cette zone de liberté, je la retrouve aujourd’hui dans le cinéma. Un pays qui se tient sage est probablement aussi artisanal qu’un bouquin. Et cette modestie de moyens est gage de liberté. Dans sa création, peu de gens prennent des décisions : le monteur, le producteur et moi. Le documentaire télévisuel, c’est une somme de compromis ; au cinéma, ce n’est pas le cas. Si le film est raté, c’est de ma faute et puis voilà ! (...)

Votre film part justement de la fameuse citation du sociologue Max Weber — « l’État revendique le monopole de la violence physique légitime ». Phrase brandie à tout bout de champ, et souvent reformulée en « l’État détient le monopole de la violence physique légitime ». Que nous dit ce décalage entre « revendiquer » et « détenir » ?

Dans le film, Alain Damasio ne cite pas Weber mais reprend la phrase telle qu’elle est effectivement énoncée aujourd’hui dans les médias. On la décortique ensemble. La différence entre les deux est très importante ! Le pire, c’est qu’entre-temps le ministre de l’Intérieur [Gérald Darmanin] est allé encore plus loin, en affirmant que c’est la police qui détient le monopole de la violence. Et il a rajouté : « c’est vieux comme Max Weber ». Un contresens absolu ! Weber n’a jamais parlé de police, mais de l’État ! La confusion provient du fait qu’en France, la police étant nationale, elle incarne l’État — comme les policiers n’arrêtent pas de le répéter. Ils seraient le « rempart » de la République. Le film questionne donc la phrase exacte de Weber. (...)

on a aujourd’hui des documents qu’on n’avait pas avant pour prouver les violences policières. On savait très bien avant que ça se passait comme ça, et pas forcément en manifestation d’ailleurs : les mêmes armes, les mêmes doctrines, les mêmes hommes commettent les mêmes actes en manifestation et dans les quartiers. Je crois foncièrement que la police défend le régime en place. Il se trouve qu’aujourd’hui c’est la République, alors les policiers se disent « républicains », mais quand c’était Vichy, ils défendaient Vichy, et quand c’était l’Empire, ils défendaient l’Empire. (...)

C’est tout de même sidérant, quatre chaînes d’infos qui diffusent toutes la même chose ! Certains militants vont jusqu’à critiquer l’expression « violences policières » : pour eux, ça ne veut rien dire puisque la police est violente par essence. Je suis d’accord avec ça. Évidemment qu’on aurait dû parler de « violence d’État ». Mais si on l’avait fait, on serait encore en train de se compter ! Le fait d’utiliser l’expression « violence policière » et de l’avoir martelé, ça a rendu le débat possible et, surtout, ça a permis à des gens comme Damasio de nous rappeler que derrière la violence d’État, il y a une forme de brutalité. On joue avec le vocabulaire et la syntaxe, bien sûr, et ce qui en résulte dans le débat public est incroyable.

Comment s’est fixé le choix du titre de votre film ?

Ça m’a semblé être un beau titre, d’abord. Notamment car il s’agit d’un retournement des faits. Ensuite, parce que c’est une façon de bien situer les choses, de dire que nous ne sommes pas dupes : le gros de la violence policière dont on parle aujourd’hui est en réalité la résultante de 30 ou 40 ans de police répressive dans les quartiers. Le titre, en rapport avec les faits de Mantes-la-Jolie, affirme un point de bascule qui date de 1991. (...)

Un pays qui se tient sage, c’est une façon de rappeler d’où vient tout ça, et c’est, dans le même temps, une référence poétique à Max Weber, à l’État, la légitimité, le pays, la sagesse, l’emploi de la force, la soumission. (...)

Dans votre film, on voit les images de la perquisition des lycéens de Mantes-la-Jolie2. Comment en avez-vous obtenu les droits, leur auteur étant… un policier ?

En réalité, la captation de ces images est illégale : elles ont effet été tournées par un policier dans l’exercice de ses fonctions, à d’autres fins que judiciaires. Il les a diffusées et, a priori, retirées des réseaux sociaux. Mais il les a retirées trop tard : elles ont rapidement été copiées et partagées sur Internet. Le compte Twitter Violences Policières l’a partagé ; c’est donc grâce à lui que j’ai pu l’obtenir. Dans mon film, il y a quelques images filmées par la police qui appartiennent au domaine public puisqu’elles ne peuvent pas être revendiquées : si l’auteur le faisait, il assumerait un délit ! (...)

Quand on filme la police, on lui dit « Je ne te laisserai pas faire n’importe quoi ». Quand la juriste Monique Chemillier-Gendreau, dans le film, dit qu’elle n’aime pas trop le terme de « police républicaine », je suis d’accord avec elle : c’est un mot-valise, mais ça permet de situer rapidement les choses. Évidemment qu’on ne va pas donner un blanc-seing aux forces de l’ordre sous prétexte qu’elles agissent au nom de la République. Le film essaie de contrecarrer le fait que soit tu es pour, soit tu es contre la police — donc soit tu es pour la République, soit pour le chaos. Ah bon ? Il n’y a pas un truc entre les deux ? L’idée, c’est de sortir de ça. On voit que 2022 va se jouer là-dessus.