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Mediapart
Dans un centre de torture de l’armée française à Alger : la ferme Perrin
#torture #Algerie
Article mis en ligne le 6 janvier 2023
dernière modification le 5 janvier 2023

À la mi-novembre 2022, à Alger, les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi découvrent de façon inattendue un lieu où des Algériens, en 1957, furent détenus secrètement, torturés et parfois tués par l’armée française. Ils livrent à Mediapart le récit de leur découverte.

(...) Nous travaillons à Alger depuis 15 jours à des recherches dans le cadre du projet Mille autres — Des Maurice Audin par milliers sur la disparition forcée à Alger en 1957. L’un des buts de la recherche est de poursuivre l’identification des lieux de détention, de torture et de disparition mentionnés par les témoins.

Le 16 novembre 2022, nous découvrons un lieu, indiqué par plusieurs sources, dans lequel des Algériens furent détenus secrètement, torturés et parfois tués par l’armée française : la ferme Perrin.

La localisation des centres de torture à Alger et dans sa région, plus de 60 ans après les faits, est complexe et aléatoire. (...)

Lorsque les personnes enlevées y étaient transportées en plein jour, elles arrivaient dans une remorque bâchée et étaient parquées dans « un espace entouré de barbelés et gardé par plusieurs parachutistes », avant d’être transférées dans des cuves à vin au bout de deux ou trois jours. De telles pratiques ont existé ailleurs en Algérie : plusieurs « affaires » avaient révélé en 1957, en métropole, la mort par asphyxie dans de telles cuves de plusieurs dizaines de détenus algériens. (...)

Nous sommes historiens et cherchons des cuves à vin où l’on détenait les moudjahidines durant la guerre, expliquons-nous à l’homme qui nous accueille. Il acquiesce (elles existent toujours) et nous entraîne cordialement dans ce qui s’avère être son logement.

Nous pénétrons d’abord avec lui dans une pièce de 3 ou 4 mètres carrés, entièrement carrelée de faïence gris-vert, qui lui sert de remise. « C’est là », indique-t-il simplement sans que nous comprenions d’abord ce qu’il convient de regarder. (...)

En levant la tête, c’est le choc : le plafond, lui aussi carrelé, est percé d’une ouverture circulaire d’environ 60 ou 80 cm de diamètre, fermée par un gros bouchon de ciment.

Nous réalisons alors que nous sommes dans la cuve à vin et que c’est par cette ouverture qu’on faisait entrer et sortir les personnes enlevées. (...)

Les occupants des lieux ont simplement percé des portes pour en faire des pièces, des ouvertures pour passer d’une cuve à l’autre et des fenêtres pour laisser entrer la lumière. Ainsi, ils s’en servent comme d’une sorte de logement modulaire, à l’intérieur du corps de ferme.

La découverte imprévue est bouleversante. Avoir lu les sources qui mentionnent ces cuves et la mort par asphyxie des prisonniers est une chose. Se découvrir presque fortuitement au fond de l’une d’elles en est une autre. Nous sommes confrontés à une archéologie de la terreur et nous ne cessons, en esprit, de croiser ce que nous voyons avec nos sources historiques. (...)

Chaque cuve contenait six ou sept personnes. L’exiguïté extrême ne permettait pas aux détenus de s’allonger ; ils devaient rester constamment accroupis, souvent 15 jours durant. Ils ne quittaient cette position inconfortable et douloureuse que pour se rendre aux interrogatoires. (...)

« parfois, selon l’humeur d’un gardien, ou lorsque les paras étaient mécontents d’un détenu, l’ouverture était obstruée par un sac. Plusieurs morts furent ainsi provoquées par asphyxie ». (...)

Leurs habitants, qui s’y sont installés dans les années 1970, sont parfaitement au courant de ce qui s’est passé dans ces lieux. (...)

Tout le monde semble savoir ce qui s’est passé ici durant la guerre d’indépendance. Sur la droite, dans le corps de ferme, les cuves où l’on gardait les prisonniers ; et à la gauche de la maison, l’endroit où étaient installés les gardes mobiles et où l’on pratiquait la torture. On y entendait alors les cris des personnes torturées, nous dit-on. Puis, au moment de l’indépendance (en 1962 ou en 1963), le domaine est devenu, comme beaucoup d’autres fermes coloniales, une ferme autogérée.

M. Lounès, qui s’est joint à nous, dit avoir fait partie du comité d’autogestion. Il raconte comment, en 1962, on a trouvé dans le bâtiment des sacs, du désordre et des traces de sang (...)

Ces séances de torture, baptisées ici comme ailleurs « interrogatoires », étaient parfois menées « en présence de gendarmes, d’agents de la DST ou du 2e bureau », écrit Benali Boukort (...)

chez les Algérois, la mémoire de la terrible année 1957 est encore vive, sous la forme de témoignages directs ou de récits transmis. (...) Ils doivent être collectés avant qu’ils ne soient oubliés et disparaissent. Dans quelques années, il ne sera plus possible de distinguer, comme on peut encore le faire, les témoignages directs des conjectures des nouveaux habitants des lieux. (...)