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« Dans les affaires de violences policières illégitimes, la justice fonctionne très mal »
Article mis en ligne le 2 juin 2020

L’avocat Yassine Bouzrou défend des familles de personnes tuées par les forces de l’ordre, ainsi que des gilets jaunes blessés. Au fil des affaires, il constate de graves dysfonctionnements : criminalisation ou disqualification post-mortem des victimes, instructions peu rigoureuses, expertises médicales contestables... Entretien.

Il y a d’abord un manque d’effectivité de l’enquête. Les magistrats instructeurs ne vont pas au bout des investigations. Je pense notamment aux reconstitutions, très importantes en la matière : les magistrats les refusent quasi systématiquement. Ces refus sont malheureusement confirmés par les cours d’appel. Dans l’affaire Adama Traoré [jeune homme de 24 ans décédé entres les mains des gendarmes lors d’une interpellation violente en juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ndlr], les juges l’avaient autorisée mais la reconstitution n’a jamais été réalisée [2]. Les juges refusent aussi d’entendre certains témoins. Ce n’est pas normal, on doit pouvoir connaître la vérité dans tous les dossiers. La France a été condamnée à plusieurs reprises pour ce manque d’effectivité de l’enquête (...)

La deuxième difficulté est la communication erronée, parfois mensongère développée par les procureurs ou les préfets. Lorsqu’il y a un décès avec une suspicion de violences policières illégitimes, il n’est pas rare qu’une première version soit donnée aux médias par les policiers et la préfecture. Malheureusement, certains journalistes ont tendance à ne reprendre exclusivement que cette version. (...)

Pour Mme Zineb Redouane [octogénaire décédée dans son appartement marseillais en décembre 2018, à la suite d’un tir de grenade lacrymogène par un CRS, ndlr], le procureur de Marseille a osé affirmer face aux médias qu’il n’y avait pas de lien entre la grenade et le décès. Pour dire une chose pareille, il faut non seulement ne pas savoir lire correctement un rapport d’autopsie et ensuite faire preuve d’une mauvaise foi extraordinaire. Je trouve étonnant de la part d’une aussi haute autorité judiciaire de dire des choses si éloignées de la réalité. Ce sont des méthodes que l’on voit souvent. (...)

Avant même de savoir ce qui s’est précisément passé dans une affaire, il y a ce besoin de dire que la personne décédée était un délinquant, quelqu’un de mauvais, un voyou connu des services du parquet, qu’il a mis en danger les policiers, même s’il n’y pas de preuves. L’objectif est d’atténuer la responsabilité des forces de l’ordre et de trouver des circonstances explicatives aux violences illégitimes commises. (...)

Même si juridiquement, ça ne tient pas la route, le plus important est de dégainer et de mettre le doute. Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours des traces, même des années après. Ensuite, c’est très compliqué de rétablir la vérité. (...)

On ne peut pas accepter que les forces de l’ordre rédigent des procès verbaux avec des éléments éloignés de la réalité. C’est ce qu’on appelle un « faux intellectuel » et c’est un crime. (...)

Les dysfonctionnements que je constate dans le comportement de la justice et de la police sont en réalité les mêmes lorsque la victime n’est pas issue d’un de ces quartiers, de telle ou telle origine, ou n’a pas d’antécédent judiciaire. Je ne généralise pas, je compare les dossiers que je traite. Je pense notamment aux cas récents de gilets jaunes. (...)

La communication du parquet a tenté de les criminaliser en disant qu’ils avaient fait preuve d’agressivité envers les policiers, ce qui est totalement faux (...)

Pour les gilets jaunes, des policiers refusent carrément de remettre leurs armes. La « police des polices » n’identifie personne, même dans des endroits où il y a le plus de caméras en France comme à la place de l’Étoile à Paris. Ce sont exactement les mêmes procédés.

Parmi ces dysfonctionnements, il y a les qualifications juridiques très basses choisies par la justice. Par exemple, lorsque le parquet ouvre une enquête simplement pour violence volontaire aggravée, alors que perdre un œil constitue une infirmité permanente. Je vais même aller plus loin : pour les personnes que je défends qui ont perdu un œil suite à un tir de LBD, je porte systématiquement plainte pour tentative d’homicide volontaire. À partir du moment où le policier vise le visage en connaissance de cause, sachant que ces armes-là peuvent tuer à une certaine distance, c’est une tentative d’homicide. Ce raisonnement juridique est totalement logique. C’est tellement vrai que le parquet, qui fait preuve de précaution en cas de blessures de gilets jaunes, a ouvert une enquête pour tentative d’homicide volontaire lorsqu’une magistrate a été visée par un tir de LBD au visage (...)

Le bras armé des décisions de non-lieu sont ces expertises, techniques ou médicales, de très mauvaises qualités. Dans l’affaire Adama Traoré, c’est flagrant ! Les premiers médecins désignés à Pontoise ont mis en avant une malformation cardiaque… Adama Traoré avait le cœur d’un athlète, d’un sportif de haut niveau [9]. Rendez-vous compte à quel point la réalité peut être travestie ? Nous faisons face à des médecins qui ont inventé des pathologies, c’est extrêmement grave ! (...)

Ces travaux font honte à la médecine, et ce sont d’autres médecins qui le disent. Normalement, ces experts devraient être sanctionnés. Ce n’est malheureusement pas le cas. (...)

Si on faisait, à la demande des parties civiles, des contre-expertises avec des médecins compétents, je pense que beaucoup de non-lieux devraient être invalidés. Malheureusement, ce n’est pas possible. On peut demander la révision de condamnations injustes mais pas d’un non-lieu. La moindre des choses serait de pouvoir reprendre ces affaires. (...)

Les techniques d’immobilisations sont très précises (lire ici). Lorsqu’on les apprend aux policiers, on leur explique bien que le plaquage ventral est extrêmement dangereux. Si on reste un certain temps sur un corps, ça peut conduire à la mort. Ensuite, il y a la question de la proportionnalité, mais la justice ne souhaite pas aller aussi loin dans la précision, même quand les éléments sont accablants. Les juges d’instructions n’ont pas demandé aux gendarmes pourquoi ils avaient mis tous leurs poids sur le corps d’Adama Traoré. Or, l’asphyxie est la question centrale, la plus importante.

Lorsque des éléments à charge existent, il n’est pas rare que les juges d’instruction ordonnent de nouvelles expertises afin de les contrer. Les dossiers de soupçons de violences policières sont donc anormalement longs. Certains durent quasiment dix ans entre les faits et une décision définitive de justice. L’argument souvent donné par les policiers est que l’IGPN est extrêmement sévère avec eux. Ils ont raison. Je défends beaucoup de policiers pour des faits ne concernant pas une interpellation et je peux vous dire que lorsqu’un policier est visé pour vol ou malversation, par exemple, les sanctions sont extrêmement rapides et sévères au niveau disciplinaire. Pas dans les affaires de violences policières illégitimes. (...)

Le décalage que je constate entre la manière de faire des investigations dans un dossier normal et celui de soupçon de violences policières illégitimes est tellement éloigné que n’ai pas d’explication objective à donner. Je côtoie des magistrats instructeurs d’une grande qualité dont les instructions deviennent misérables dans ce type de dossier, avec des enquêtes d’un niveau comme on en voit rarement, refusant tout acte d’investigation élémentaire… Malheureusement, je n’ai pas de propositions concrètes pour améliorer les choses. Peut-être des sanctions plus lourdes à l’égard des policiers reconnus coupables, et arrêter de féliciter ou d’accélérer la carrière des acteurs judiciaires de mauvais niveau.

L’énorme difficulté est que la défense de policiers soupçonnés de violences illégitimes est très ambitieuse : elle consiste à affirmer, grâce à des experts de mauvaise qualité, que le décès ne résulte même pas du comportement policier. (...)

Derrière la question de la frontière entre force légitime et illégitime, il y a beaucoup d’affaires avec des éléments assez probants, des témoignages assez clairs et une justice qui, selon moi, fonctionne très mal.