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Reporterre
Dans le Calvados, des habitants aident les migrants abandonnés par les autorités
Article mis en ligne le 12 août 2019

En Normandie, le port de Ouistreham est après Calais le deuxième point de départ de la France vers l’Angleterre. Les 110.000 camions annuels qui traversent la mer aimantent les exilés. Pour pallier l’inaction du maire de la commune, un collectif d’habitants a vu le jour pour leur venir en aide.

(...) Du haut de ses dix-neuf ans, la vie de Mahdi ressemble déjà à une odyssée. Le jeune homme a fui son Darfour natal et la fureur des miliciens janjawids, a échappé aux bandes criminelles en Libye, traversé la Méditerranée sur un rafiot, été forcé de laisser ses empreintes digitales en Italie et a rallié tant bien que mal le nord de la France : Calais, puis Ouistreham. (...)

Cet après-midi de janvier, comme chaque jour depuis près d’un an, il s’évertue à rejoindre une Angleterre au parfum de vie meilleure. (...)

Sur les coups de dix-huit heures, à bord d’une fourgonnette, Miguel et Christophe longent le chalutier Charles-de-Foucault et se garent au bout du chemin de halage. Ils sont parmi les cofondateurs du Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (Camo), créé à l’été 2017. « On voyait ces jeunes errer dans les rues de Ouistreham, sous nos fenêtres, raconte Miguel, résidant ouistrehamais. On s’est intéressé à eux, à leur histoire, à leurs conditions de vie et on s’est rendu compte du danger qu’ils encouraient : ils dormaient dans les bois, ils avaient faim. Humainement, c’était intolérable de rester les bras croisés. On a commencé à cuisiner pour pallier l’urgence et tout est parti de là. On était quatre. Aujourd’hui, on est plus de 250 habitants à mettre la main à la pâte. » (...)

Miguel et Christophe ouvrent le coffre du van : ils extraient des tables pliantes, un groupe électrogène, des plateaux et des barnums. Une vingtaine de citoyens s’en saisissent et disposent soigneusement des marmites de pâtes, de riz, de légumes ou de semoule en sauces, préparées spécialement pour « les copains », terme privilégié par le collectif quand il s’agit de qualifier les exilés de Ouistreham. Une cinquantaine de « copains » se servent dans les plateaux et se réunissent par groupe, au milieu du parking, pour se sustenter. Les canards guettent les miettes. Ce soir, toute la tambouille n’a pas été mangée et certains bénévoles sont contrariés. (...)

C’est assez variable : certains arrivent à passer en Angleterre, d’autres quittent la ville ou la rejoignent. Il est difficile d’estimer la quantité à prévoir et on n’aime pas le gâchis. Mais on se dit qu’il vaut mieux qu’ils en aient trop plutôt que pas assez. (...)

Le Camo assure cinq jours de distribution hebdomadaire et d’autres associations, comme les Restos du cœur, s’occupent des autres repas. Mais ce n’est pas tout. Le Camo s’est déployé, au fil du temps, en plusieurs branches : le CamoRepas, le CamoSanté, le CamoVêtement et enfin le CamoDodo. « Nous sommes là pour combler un vide, sans mode d’emploi, raconte Miguel. Nous nous sommes organisés à mesure que les besoins sont apparus : des vêtements propres, la “bobologie” et l’hygiène, du repos… » (...)

« C’est toujours un pincement de rentrer chez soi, au chaud, de prendre une douche en ayant en tête qu’une bonne partie d’entre eux vont dormir dehors, dans le froid ou sous la pluie, déplore Christophe. Ça change notre rapport à la météo. »
« “L’appel d’air”, c’est le ferry »

Le maire de Ouistreham, Romain Bail, n’a jamais daigné mettre en place de refuge de nuit, ni même de jour, dans sa commune. Le Camo souhaitait, au moins, bénéficier d’un abri pour les distributions de nourriture et d’habits. Le maire a refusé. Contacté par nos soins, le directeur de son cabinet a signifié à Reporterre qu’il « ne souhaitait pas communiquer, dans l’immédiat, au sujet des migrants ». À plusieurs reprises, dans la presse et au cours de réunions, Romain Bail a invoqué une volonté de ne pas provoquer « d’appel d’air » dans sa commune, à savoir attirer de plus en plus d’exilés en créant les conditions d’un accueil plus hospitalier. « Mais “l’appel d’air”, il faut bien comprendre que c’est le ferry ! s’insurge Marion, vendeuse en librairie. (...)

À quelques kilomètres de Ouistreham, l’attitude des édiles est toute différente. Pendant le plan grand froid de février 2018, le maire de Colleville-Montgomery, Frédéric Loinard, a réquisitionné en urgence un gymnase de sa commune. Au grand dam de Romain Bail et de la préfecture du Calvados. Plus récemment, le maire de Lion-sur-Mer, Dominique Régeard, a mis à disposition un local de dix places pour que les exilés puissent dormir dans des lits. Surtout, des familles calvadosiennes partagent régulièrement leurs logis avec des copains, via le CamoDodo, destiné « à encourager et à accompagner les habitants qui souhaitaient proposer une douche, un repas et un couchage aux copains, dit Miguel. L’an dernier, 70 familles les ont hébergés durant l’hiver. » Marion et ses deux enfants gardent un souvenir mémorable de soirées entières passées « à échanger et s’attacher », à jouer à la console ou à regarder France 24 en arabe. « Ils dormaient sur le canapé ou sur des matelas gonflables, dans le salon », se remémore-t-elle. Cependant, malgré l’hospitalité des habitants et les structures ouvertes par d’autres communes, ils sont encore des dizaines à passer leurs nuits dans les rues de Ouistreham. (...)

À l’orée d’un rond-point, une dizaine d’exilés se réchauffent gaiement autour d’un brasero, sur un air d’Ayman Mao. « C’est incroyable, ils se marrent, ils ont le sourire, c’est des héros ces types-là », dit Christophe, admiratif. (...)

Le thermomètre oscille entre 0 °C et 1 °C. Sur le parking d’un supermarché, trois jeunes cherchent le sommeil contre la baie vitrée d’une brasserie. Enroulé dans son duvet, Mohammad mime la manière dont les gendarmes le réveillent, du bout de leurs chaussures, avant l’aube. « Allez dégage », répète-t-il par deux fois en battant du pied. (...)

Cent mètres plus loin, un camion bâché démarre en trombe en apercevant les bénévoles. « C’est la première fois qu’on voit ça ! s’exclame Miguel. Je pense que c’était un passeur. » Ses compagnons acquiescent, ahuris. Deux copains semblent être montés. (...)

« Ils sont parfois réveillés au lacrymo, explique Miguel. Leurs duvets et leurs affaires sont gazés, ils ne peuvent plus dormir dedans. On en a lavé, des fringues imbibées de lacrymo… on en pleurait ! » (...)

On perd du temps à ériger des murs. Le temps presse, à l’heure où le réchauffement climatique entraîne des pénuries d’eau, des feux, la montée des océans… de plus en plus de gens sont contraints à l’exil. Le Camo, c’est un peu notre part du colibri. Une goutte d’eau. Mais si de nombreux citoyens se mettaient à organiser collectivement des actions pour un accueil plus digne, ça pourrait au moins inspirer nos élus locaux. »

De temps à autre, les membres du Camo reçoivent « la nouvelle » : un copain est passé de l’autre côté de la Manche. « Apparemment, ils sont reçus rapidement par l’immigration et les plus jeunes sont scolarisés, rapporte Miguel. Certains retrouvent même des membres de leur famille. C’est toujours un moment particulier pour nous, un grand soulagement. On espère que c’est, pour eux, la fin du voyage et le début d’une vie plus désirable. » (..)