
Dans la continuité de notre article « Pour une enquête dans les lieux de soin », nous publions cet entretien avec Pierre Jouannet, ex-membre du Groupe Information Santé (GIS). Ce groupe, formé autour de Michel Foucault au début des années 70, s’était donné pour tâche de définir les problèmes de santé de l’époque (santé au travail, accueil à l’hôpital, avortement libre, etc.) et de donner les moyens à ceux et celles qu’on cantonne au rôle de « patients » de jouer un rôle actif dans les luttes ayant trait à la santé. Objectif : « démédicaliser la médecine ».
Pierre Jouannet revient longuement dans ce texte sur le moment fondateur que fut Mai 68, et sur l’engagement consécutif d’étudiants en médecine, de médecins, d’infirmières ou de malades dans leur domaine de spécialité : la santé. Il raconte aussi la pratique de l’avortement clandestin, et la lutte conjointe du MLAC, du MLF et du GIS pour la légalisation de l’avortement « libre et gratuit », que des milliers de femmes pratiquent alors chaque année, à cher prix et dans des conditions difficiles. Il explique enfin comment ces années de luttes ont été déterminantes dans sa vie professionnelle en biologie de la reproduction, entre inséminations artificielles, SIDA et transsexuels.
MAI 68 ET SES VIES ULTÉRIEURES
L’histoire que je vais vous raconter n’est que mon point de vue, elle est donc subjective. La création de mouvements comme le Groupe Information sur les prisons (GIP) ou le Groupe Information Santé (GIS) s’est inscrite dans le contexte qui a suivi 68. C’était un moment de prises de conscience, de débats, d’engagements des uns et des autres. Avant 68, je militais dans un mouvement politique, marxiste-léniniste, l’UJC(ml) [1], qui avait été initié par des étudiants de Normale Sup et qui s’est pas mal développé parmi les étudiants. Sans revenir sur la ligne politique de ce mouvement, j’ai le souvenir que nous avions tendance à nous prendre pour des révolutionnaires qui allaient changer la société, qui allaient tout faire exploser.
Pour moi, avant 68, les étudiants en général, mais aussi les étudiants en médecine, étaient plus engagés politiquement qu’ils ne le sont aujourd’hui. Avant 1962, il y avait eu la guerre d’Algérie qui a conduit de nombre d’entre nous à militer pour la paix et pour l’indépendance de ce pays. L’UNEF, qui était le principal syndicat étudiant, était très active. En médecine, l’association des étudiants, l’AGEMP [2], était plutôt progressiste, pro-UNEF, de gauche [3]. Puis entre 62 et 68, il y a eu la guerre du Vietnam. Beaucoup s’engageaient dans les comités Vietnam, il y avait les groupes trotskistes, des groupes marxistes léninistes, il y avait une vie politique assez intense. Un certain nombre d’étudiants en médecine étaient présents dans ce mouvement, sinon à mon avis, il n’y aurait pas eu le GIS. J’habitais à Issy-les-Moulineaux, le dimanche j’étais sur les marchés pour vendre le Courrier du Vietnam.
Pendant les évènements de 68, j’étais en stage l’hôpital Corentin Celton à Issy les Moulineaux. Et quand ça a démarré, tout de suite s’est créé un comité du personnel de l’hôpital. Il regroupait des infirmières, des aides-soignants, des gens des services, des administratifs et quelques jeunes médecins comme moi. Nous nous sommes réunis pour discuter des problèmes de l’hôpital et des actions à entreprendre. (...)
Les évènements de 68 n’ont duré que quelques semaines. Ce fut très bref mais très intense avec des moments uniques de rencontre entre les mouvements plus intellectuels et étudiants que nous étions, et les ouvriers et autres travailleurs. Du point de vue purement politique, ce fut un échec, De Gaulle a repris les rênes du pouvoir, et le mouvement a été complètement étouffé. Néanmoins, tout n’est pas redevenu comme avant.(...)
. En 1966, j’avais participé à la création d’une permanence de planning familial dans un dispensaire de la MNEF en liaison avec le MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial). C’était la première fois que ce type d’activité était développé en milieu étudiant. Nous étions confrontés aux difficultés rencontrées par les étudiantes qui souhaitaient vivre une sexualité libre et épanouie. En 1966, la contraception était encore illégale en France. Informer sur la pilule ou la prescrire était interdit depuis la loi de 1920 qui prohibait aussi l’avortement. Les situations auxquelles nous étions confrontés étaient parfois complexes. Nous essayions de trouver des solutions par une approche menée en commun par des médecins, des psychologues, des conseillères conjugales, etc. et qui réunissait autant de femmes que d’hommes, ce qui était assez original à l’époque. (...)
Pour faire la transition avec aujourd’hui, je trouve que le débat sur l’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes est assez insensé. La situation est très comparable à celle de l’avortement il y a 45 ans. C’est interdit mais elles le font de toute façon en France ou à l’étranger et souvent dans de mauvaises conditions. Il a été donné aux femmes la liberté d’interrompre une grossesse, pourquoi devrait-on leur interdire d’en initier une quelle que soit leur situation et avec une aide médicale quand elles le souhaitent ?
En m’interrogeant sur le GIS et sur mon parcours, vous m’amenez à regarder ce domaine de la médecine dont l’évolution a été extraordinaire. De la fécondation in vitro (FIV) à la congélation des embryons ou aux capacités de pouvoir analyser in vitro les gènes d’un embryon, les développements technologiques ont été nombreux. A chaque fois ils ont suscité beaucoup de réactions et de débats d’autant plus violents qu’ils reflétaient des positions idéologiques tranchées ou caricaturales que leurs tenants souhaitaient imposer à tous.
Le GIS n’existe plus, mais dans tout ce que j’ai fait, je pense que j’ai été influencé par ce que j’ai vécu quand j’étais plus jeune. J’ai cherché à guider mon action de médecin en partant des demandes formulées par ceux qui me sollicitaient et non à partir d’a priori. (...)