
Isabelle Stengers est philosophe. Elle vient de publier Une autre science est possible ! aux éditions Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte.
Je parle de barbarie, non de barbares, et cela en référence à Rosa Luxembourg qui, de sa prison, en 1915, parlait « des millions de prolétaires de tous les pays [qui] tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves », et affirmait que notre avenir avait pour horizon une alternative : « socialisme ou barbarie » [le nom repris, dans les années 50, par un groupe de Castoriadis, Lefort ou encore Lyotard]. Près d’un siècle plus tard, nous n’avons pas appris grand-chose à propos du socialisme. En revanche, nous connaissons déjà la triste rengaine qui tiendra lieu de chant sur les lèvres de ceux qui survivront dans un monde de honte, de fratricide et d’automutilation. Ce sera « il faut bien, nous n’avons pas le choix ». Il ne faut pas être « tenant » des logiques néo-libérales pour avoir cette rengaine aux lèvres.
Cette logique nous tient, elle nous rend « autres » à nous-mêmes. Elle traduit une impuissance qui est ce que cette logique ne cesse de fabriquer, ce que j’appelle les « alternatives infernales ». (...)
Ne pas se laisser mobiliser, soutenir les déserteurs à cette mobilisation, cultiver une déloyauté déterminée envers ceux qui nous gouvernent et envers leurs raisons et apprendre à tisser des solidarités, des coopérations entre ceux qui résistent, ce n’est évidemment pas « la solution », mais c’est ce qui est possible dès aujourd’hui – c’est aussi une manière de contrer le désespoir et le cynisme, le « chacun pour soi » et le « tous pourris » qui est en train de gagner très dangereusement du terrain.
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Les responsables ne sont plus responsables de rien, sauf de notre soumission. Avant de discuter de formes nouvelles de pouvoir, il s’agit de se réapproprier la possibilité même d’expérimenter des modes d’insoumission active – et je ne parle pas d’opposition, car l’opposition se fait sur des enjeux déjà identifiés – où on est attendu. Il s’agit d’inventer de nouveaux enjeux et de nouvelles solidarités, une nouvelle pragmatique de luttes qui démoralisent nos responsables – le cas des OGMs est assez intéressant de ce point de vue. Nos responsables ont tout employé pour discréditer ceux qui « décontaminent les champs » mais dans certaines régions européennes, pas toutes, la résistance à ce type d’agriculture s’amplifie et même des scientifiques y prennent part. (...)
Dans ce contexte, le seul contre-pouvoir ne peut venir que de la création d’alliances de type nouveau, qui impliquent tant des scientifiques que des groupes porteurs d’autre savoirs et d’autres problèmes, comme cela a été le cas avec l’affaire des OGM, des alliances capables de produire et de faire valoir des savoirs mettant en évidence le caractère partial, et même aveugle, des savoirs experts désormais inféodés aux intérêts privés. Et qui, ce faisant, produisent aussi des informations « actives », qui aident les citoyens à se repérer. (...)
On ne propose pas au peuple, ou « aux gens », d’autre perspective que d’être parmi les « gagnants », et malheur aux vaincus. Et comme les vaincus sont de plus en plus nombreux, comme ceux qui gagnent ont peur d’être vaincus à leur tour, il y a comme un désespoir froid qui gagne. Je pense que la situation est instable, et que le peuple peut très bien basculer du côté du ressentiment haineux si aucune autre manière de faire exister un autre avenir possible n’est perceptible. (...)