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Entre les lignes, entre les mots
Critique et contestation de 1968 à nos jours en regard de l’ethnologie de Robert Jaulin
Article mis en ligne le 1er novembre 2018
dernière modification le 28 octobre 2018

(...) Roger Renaud : Oui, j’ai défilé dans les rues en mai 68 et, avec d’autres, j’ai partagé des mots, des pensées, des passions, des actes qui semblaient dans l’immédiateté devoir changer la vie, la faire une avec le désir, avec l’utopie, là, maintenant. Et puis, une distance s’est bientôt rétablie, ces mots, ces pensées, ces passions, ces actes, finalement impuissants à prendre durablement possession du présent, sont redevenus de simples promesses, axiomes ou slogans au garde-à-vous dans des discours appris ; tandis que l’ordre qu’ils avaient un instant ébranlé se réinstallait impavide, juste paré de quelques plumes ou autres débris arrachés, comme en trophée, à ce qui venait de le secouer.

ujourd’hui, je pense que tout le mouvement des années 60 a correspondu en fait à un moment d’adaptation de l’ordre occidental à lui-même. Depuis la décennie précédente, sa culture quotidienne, matérielle, résidentielle, ses modes de transmission, d’éducation, d’information, ses rapports générationnels et de genre étaient en pleine transformation, entrant en décalage avec les normes sociales, morales, idéologiques qui continuaient de l’organiser. Cette brèche ouverte entre réalité et normes culturelles a permis l’irruption momentanée de toute une effervescence exaltante de libertés et d’imaginations. Mais, à plus long terme, l’ordre occidental y a simplement puisé les moyens de régénérer son système normatif et ses disciplines. Vieille histoire : laquelle des révolutions, victorieuses ou non, que cet ordre a historiquement suscitées n’a pas abouti au bout du compte, de quelque espoir qu’elle ait été au départ animée, à le refonder, le renforcer ou l’étendre ? (...)

Ce que découvre fondamentalement Robert, chez les Sara, c’est qu’il ne peut pas être, qu’il ne sera pas, qu’il ne sera jamais l’ethnologue qu’on lui avait disciplinairement enseigné à être. Et c’est essentiellement cela qu’il signifie en entreprenant de participer physiquement au rite d’initiation des adolescents Sara, au lieu de simplement s’informer sur cette pratique. Plus que d’un acte méthodologique (mieux connaître l’initiation), il s’agit d’un acte politique : renversement symbolique de la mission civilisatrice que s’est assignée le colonisateur, éduquant peu à peu l’Africain au progrès : c’est au « Blanc » d’apprendre de l’Afrique, au « Blanc » en tant que tel (Robert ne s’est pas culturellement déguisé, n’a pas fait semblant, pendant une quinzaine de jours, d’être un adolescent sara : c’est clairement comme universitaire européen adulte d’aujourd’hui qu’il a suivi l’initiation). Et repositionnement du savoir ethnologique : l’ethnologie, ce n’est pas une explication (de culture, comme de texte), c’est une initiation, c’est se former à un autre savoir.

Les questions sont posées. Robert ne sera pas l’ethnologue qu’on lui avait enseigné à être, désigné d’être. (...)

Qu’est-ce qu’une culture en vie ? C’est d’abord une culture dans la vie, pas plus réductible par conséquent à ce qui la structure et l’institue qu’une langue qu’on parle à une grammaire et un vocabulaire. La culture, dans la vie (et où peut-on l’envisager ailleurs ?), est une parole et une pratique, ce n’est pas une institution, c’est une expression. (...)

La culture en vie, c’est un processus créateur, ce sont les actes, les manières d’être, de faire, de dire par lesquels un homme, des hommes donnent forme et sens à eux-mêmes, à ce qui les réunit, à ce qu’ils vivent, au monde qui les entoure et où ils agissent.

Par contraste, une culture en mort, c’est lorsqu’un homme, des hommes se voient privés des moyens ou de la possibilité de créer ce sens et cette forme, se retrouvant comme en exil d’eux-mêmes et de tout univers, ou lorsque cette forme et ce sens leur sont, d’une façon ou d’une autre, dictés, les enfermant dans un univers où ils deviennent « dits » et « agis » au lieu d’y être auteurs et acteurs. Et une culture, propageant ces types de mort (d’ethnocide), une culture de mort donc, c’est une culture qui, de l’intérieur, se fige en institution, étouffant sous diverses disciplines ou contraintes toute possibilité d’expression autonome de ses membres et/ou qui s’engage, à l’extérieur, dans des entreprises d’expansion prédatrice, marchande, assimilationniste, idéologique, etc., déniant tout univers propre à autrui. (...)

l’ethnocide est présent partout dans le monde contemporain. Partout, des cultures de mort, se construisant en fermeture et/ou en expansion, tendent à y brider ou y écraser l’invention de vivre des hommes sous des diktats ou intérêts politiques, économiques, idéologiques, religieux, etc. Comment l’ethnologie pourrait-elle y rester indifférente ? En se voulant au-dessus de la mêlée, en se prévalant d’une neutralité « scientifique », elle se fait simplement, aux yeux de Robert, la complice effective de l’ethnocide. Pour lui, une ethnologie consciente d’elle-même se doit, en accord fondamental avec sa vocation à témoigner des cultures humaines, d’être engagée. Il lui incombe, le cas échéant, de combattre concrètement l’ethnocide sur le terrain. (...)

Et il lui incombe politiquement de rappeler, notamment auprès des décisionnaires de toute sorte, que comprendre socialement des hommes uniquement en fonction de besoins catégoriels et décider autoritairement d’en haut de leurs solutions d’existence revient à leur nier culturellement toute personnalité et tout univers propres, à les entretenir de fait dans une situation d’ethnocide. Une intervention auprès d’eux, fût-elle-même destinée à porter remède à des difficultés ou privations qui les frappent, doit constamment garder en ligne de mire qu’ils restent ou redeviennent maîtres de leur univers de vie. (...)

Aux yeux de Robert, il ne saurait y avoir, d’un côté, des objets d’étude, plus ou moins finis et clos sur eux-mêmes : les cultures ; et, de l’autre, un expert de ces objets, détenteur d’un savoir ad hoc qui les transcende et au moyen duquel il peut, en ses propres termes, les expliquer objectivement : l’ethnologue. Toute culture, en ce qu’elle porte de vie, est un processus créateur, qu’on ne peut arrêter et fixer dans aucun de ses moments et qui fait sens non pas objectivement mais spécifiquement et pour lui-même. L’ethnologue ne représente rien d’autre, quant à lui, qu’une de ces cultures, qu’un de ces processus. Il est, comme les hommes qui lui font face, une manière spécifique d’être homme et d’être au monde. Il n’est pas au-dessus ou en dehors de son champ d’investigation, il en fait partie, il en est membre. Ce qui ne rend nullement l’ethnologie impossible, mais en situe l’exercice sur un plan strictement horizontal, celui d’une relation de sujet à sujet. (...)

Découverte de soi en même temps que d’autrui, il n’est pas savoir sur mais en relation à. Il est connaissance et exemple d’un partage de l’humanité sous ses multiples visages et révélant ces derniers, enrichissant l’expérience, il est culturellement porte ouverte à l’invention.

Par contraste, l’ethnologie académique dominante ne se situe aucunement, d’après Robert, dans un rapport de connaissance. En ignorant les pratiques d’existence pour ne prendre en considération, hors la vie, que les institutions (...)

Au lieu d’un mode de connaissance, a dénoncé Robert, on a alors affaire, sous couvert de « science », à un véritable système de capture et de pouvoir, qui relève, à sa façon, d’une pratique ethnocidaire. Argument qui, aux yeux des « scientifiques » concernés, manquait à ce point de sérieux qu’ils lui ont donc répondu, dédaigneusement, par le silence. (...)

Toutes les civilisations sont humaines, également humaines (il peut ne pas être inutile, parfois, de le rappeler – fermement) et, à ce titre, elles ont évidemment des fondations et des architectures communes, auxquelles, simplement, on ne peut les réduire, qui ne constituent, si l’on veut, que leur squelette. Aussi n’est-ce pas du tout en référence à ce « fonds commun » que Robert aurait pu effectivement dire : « La civilisation est une. » Il aurait aussitôt et avec insistance ajouté : « Elle est une à travers la pluralité de ses visages. » (...)

Il faut d’abord, pour cela, se défaire d’une tendance longtemps prévalente et qui reste fréquente, au sein et en dehors de l’ethnologie, consistant à associer la notion de « culture » à un groupe ou un ensemble humain relativement étendu, mais surtout bien circonscrit en fonction d’un critère déterminant (ethnique, régional, religieux, sociologique) posé en clé de voûte. Sur la base d’un tel critère, les êtres humains se distribuent en différents groupes et ensembles, hétérogènes les uns aux autres et leur appartenance à l’un d’entre eux est principalement et fondamentalement ce qui les identifie. À l’intérieur de chaque groupe ou ensemble est censée exister une « culture » globalement unitaire (présentant tout au plus quelques variations d’importance secondaire), laquelle façonne ou gouverne les comportements en accord avec les valeurs et les caractéristiques du groupe. À l’extérieur commencent d’autres groupes ou ensembles, d’autres identités, d’autres modèles de conduite.

Vision de mort, pour Robert, que cette vision d’identités englobantes et closes sur elles-mêmes, régies au-dedans par des « cultures » essentiellement normatives. Pour lui, les « règles » d’une culture – d’une culture en vie – sont des articulations, non des normes. Elles sont comme les règles d’un jeu ou d’une langue. Elles ne dictent pas le jeu ou la parole, elles les permettent, elles en permettent le partage. (...)

Si on le suit dans les actes et les moments successifs de sa vie et si on ne le classe pas d’emblée dans une quelconque catégorie préétablie en fonction d’une caractéristique ou affiliation montée en épingle, un être humain n’a pas potentiellement qu’une « appartenance » culturelle. Et il n’en a même pas une principale, dès lors qu’on ne dresse pas arbitrairement de hiérarchie entre les différents domaines et champs de l’existence, le proche et le lointain, le matériel et l’immatériel, l’individu et le groupe, la partie et le tout, etc. Un être humain se situe plutôt à l’intersection des diverses manières – effectives ou potentielles – d’être ensemble et de partager de la vie, dont tour à tour il participe, réellement ou imaginairement. Son rapport à lui-même en découle, et il ne serait pas le même si l’une venait à manquer. C’est cette position d’intersection, qu’il est seul à occuper telle qu’il l’occupe, qui lui confère individuellement identité dans l’existence. Il est et se manifeste culturellement un, expression culturelle unique, parce qu’il est au croisement de diverses expressions culturelles partagées, à chacune desquelles il contribue, dont chacune concourt à le constituer mais dont aucune ne le contient.

Et il en va pareillement, a priori, de ces expressions culturelles elles-mêmes. (...)

Chacune est une, mais l’unité qu’elle forme autour d’un partage d’existence donné est appelée périodiquement, à l’occasion d’autres partages, à se dissoudre, se sectionner ou se réunir à d’autres ; chacune s’ouvre donc extérieurement sur une diversité, chacune, sans rien perdre de ce qui la spécifie, participe de la construction d’autres expressions culturelles.

Rien là de purement théorique, précisons-le. Et il n’est nullement besoin de se rendre chez les Indiens des Amériques ou d’autres populations dites aujourd’hui « exotiques » pour l’illustrer par des exemples, on peut en trouver en Europe même. (...)

omprises non comme des entités abstraites spécieusement définies, mais comme des partages d’existence, les expressions culturelles humaines ne se referment pas plus sur un dedans qu’elles ne sont closes à un dehors. Aucune ne résume la vie, toutes la disent. Toutes font également centre, sont une confluence d’autres expressions culturelles. Toutes confluent vers d’autres centres de vie, d’autres expressions culturelles. Aucune ne peut être essentialisée et considérée isolément, indépendamment de ce qui se rejoint en elle et de ce avec quoi elle se conjugue. L’univers commun et ouvert qu’à plusieurs elles dessinent n’est pas leur somme mais le fruit de leur croisement, et on peut lire une expression spécifique de cet univers en chacune d’elles et en chacun des individus qui les composent. Du moins en va-t-il ainsi, dès lors qu’on a affaire à ce qu’on a appelé plus haut, à partir de l’exemple des Bari, une culture en vie. (...)